Becky Chambers aborde différents thèmes au sein de cette série. Est mise en avant la question cruciale de l’avenir des IA, lesquelles, potentiellement douées de conscience, voire de conscience de soi, pourraient aspirer à s’émanciper du joug de leur créateur. Schéma freudien s’il en est. Est également évoquée la question non moins fondatrice de notre rapport à l’autre, a fortiori avec l’émergence dans notre champ de perception et de conscience d’autres espèces intelligentes, les intells. Enfin se pose le délicat problème de la reconstruction d’un peuple — ici l’espèce humaine — condamné à l’exode et confronté aux nombreux enjeux existentiels et métaphysiques qui s’y rattachent. De ces trois questionnements, nous retiendrons le dernier, au regard des nombreux déploiements que l’auteur livre tout au long de cette tétralogie. Ainsi, les Humains ayant mis à sac la planète Terre à la suite d’une surexploitation des richesses, associée à de multiples conflits armés, ont été contraints d’abandonner cette Terre moribonde au profit d’un exil vers les confins de la Galaxie. Dans leur fuite éperdue, les voilà qui rencontrent fortuitement l’Union Galactique, union regroupant de nombreuses espèces intelligentes qui leur offrent non seulement la bienvenue, mais également les ressources nécessaires pour un nouveau départ.
Notre civilisation, encline à la violence, aurait probablement disparu corps et âme sans cette main secourable.
« Malgré les différences entre nos espèces et nos cultures, nous avons un ordre commun. Le développement d’une civilisation est un événement prédéterminé. Des esprits s’unissent pour produire de nouvelles technologies, puis de meilleures technologies. S’il est impossible de trouver une harmonie, cette civilisation s’effondre. Si des points de vue incompatibles émergent, cette civilisation s’effondre. Si une civilisation ne peut pas résister aux menaces extérieures, cette civilisation s’effondre. Les spécialistes de la vie intell notent que toutes les jeunes civilisations passent par des stades de développement similaires avant d’être prêtes à quitter leur monde d’origine. Le stade le plus crucial est sans doute celui du “chaos intra-espèce”. C’est le test, l’adolescence malhabile, qui voit une espèce apprendre à collaborer globalement ou se dissoudre en factions rivales vouées à l’extinction, suite à des guerres ou à des désastres écologiques trop graves pour être réglés autrement que dans l’union. Nous avons vu ce processus se dérouler à d’innombrables reprises. » Ce passage reprend en cela les excellentes analyses du collapsologue Jared Diamond, lesquelles ne manquent jamais de souligner combien seules les sociétés misant sur l’entraide peuvent prétendre survivre, là où les sociétés égoïstes se condamnent d’elles-mêmes à leur propre anéantissement.
Vérité d’évidence soulèveront les uns. Utopie rétorqueront les autres. Il est vrai que Chambers s’efforce d’illustrer le bien-fondé de la première, sans omettre pour autant nos difficultés à surmonter nos différences. Une lecture abordée avec beaucoup d’intelligence, écartant l’écueil du propos édifiant et moralisateur. Chambers laisse ainsi entendre que certaines lois, de nature biologisante, gouverneraient notre Histoire, schéma assez proche en son temps d’un certain Oswald Splengler. Il nous faut conquérir l’étape supérieure, dans un idéal commun, en vue de pouvoir atteindre les étoiles. Schéma évolutionnisme qui n’occulte sans doute pas pour autant les révolutions, pour nécessaires qu’elles soient. Seul semble faire défaut le mode d’emploi, même s’il apparaît que la bienveillance dont font preuve les protagonistes du récit peut s’avérer une voie à suivre. Toutefois, entre la montée des nationalismes, les dérives néo-libérales, les replis communautaristes religieux et les diverses radicalités écologistes comme wokistes, notre terrestre humanité risque bien plutôt de rejoindre le destin tragique des Grums — espèce en voie d’extinction — que celui plus profitable des intells peuplant l’Union Galactique…
NARRATION
La force narrative de la série de Chambers réside assurément dans le déploiement des différentes espèces intells qu’elle met en scène. La richesse et les descriptions auxquelles se livre l’auteure de ces intells ne sont pas sans rappeler par certains aspects une autre tétralogie, Le Cyle de Tschaï du grand Jack Vance, lequel met en avant quatre espèces intelligentes dont les tableaux nous offrent un beau terrain de jeu anthropologique. Chambers, contrairement à Vance décrivant chaque espèce sous le couvert d’un tome dédié, nous présente une panoplie d’espèces dont on retrouve les descriptions tout au long de la série. Et force est de constater combien ses approches se montrent à la fois rigoureuses et enivrantes. Une dizaine d’intells ont ainsi les honneurs de sa plume — Akaraks, Aandriskes, Aéluons, Grums, Harmagiens, Quélins, Laru, Sianats, Torémis pour les principales — dont les portraits traduisent toute la sincérité et l’attachement de son auteure à leur égard. Une belle exécution, laquelle nous permet de saisir tant les joies que les affres de telle ou telle espèce.
Les Voyageurs constituent une véritable ode au multispécisme, où les rencontres hétéroclites et bigarrées se montrent toujours riches d’enseignement sur telle ou telle espèce d’intells. On n’ose à peine imaginer les richesses culinaires, esthétiques, artistiques, linguistiques qu’un tel maelstrom de variétés peut mettre à notre disposition… Chambers parvient à nous faire vivre cette belle et aventureuse expérience de l’autre, avec une sincérité jamais prise en défaut. Celle-ci en profite pour afficher certaines positions sociétales, comme le véganisme ou la liberté sexuelle — certaines espèces se montrent ainsi horrifiées à l’égard des pratiques alimentaires humaines, lesquelles mettent à leur menu mammifères et consommation de lait. Ces propos, parfois maladroits dans leur énoncé, ont toutefois le courageux mérite de nous interroger sur notre rapport au vivant — intolérables pratiques de l’élevage intensif à l’égard de la condition animale par exemple.
Comme le fait remarquer Chambers à l’un de ces intells, il est possible de « débattre éternellement des différences culturelles sans jamais réussir à franchir certains gouffres. » Dont acte. Chambers profite également de son récit pour introduire l’écriture inclusive dont elle use et abuse, sous le couvert de courts chapitres énoncés par l’Institut reskit des migrations interstellaires. Schéma tout à fait respectable et intelligible pour un auteur, une femme auteur, une auteure, une autrice — rayez les mentions inutiles — qui s’inscrit dans un schéma dit progressiste. Toutefois, à cette écriture inclusive pour les un·e·s, correspond manifestement une lecture exclusive pour les autres — entendre de celle qui exclut. Il nous faut ainsi, pauvres lecteurices supporter les « courageuxes explorateurices », « récupérateurices », « bâtisseureuses », « mineureuses » « ielleux » et autres « freurs ». N’en jetez plus ! Sans omettre les traditionnels tics de langage propres à ce révisionnisme linguistique… On s’affranchira plutôt de ce nouveau diktat en fréquentant les ouvrages du linguiste et lexicographe Jean Szlamowicz, pour qui « le jargon inclusiviste ne décrit pas, il incrimine. » Ce dernier se montre bien plutôt l’expression d’une corruption des mots et des pensées à l’œuvre dans le wokisme, nouvelle secte identitaire et totalitaire dont les nouveaux Gardes Rouges se veulent les chantres et les gardiens du Temple… Une performance qui pique quelque peu les yeux et qui, espérons-le, en restera au simple exercice de style… Passée cette épreuve de force — qui a le don de diviser au lieu de rassembler —, nous ne pouvons que nous laisser séduire par une écriture alerte, dont les narratifs servent invariablement l’élégance du propos. Les dialogues s’avèrent bien ciselés et permettent en ce sens de mieux appréhender la richesse visible comme sous-jacente des différents portraits d’intells qui parsèment le récit, au détriment cependant d’une action souvent laissée pour compte. Un récit qui ne manque pas de respiration, c’est toujours bon à prendre.
LECTURE
Véritable hymne à l’amour et à la différence, l’auteure nous montre combien les lois de l’amour, imprévisibles par nature, semblent vouloir se défier des lois de la race ou du politique. En cela, elle s’inscrit dans une démarche résolument progressiste, voire wokiste, même si elle ne parvient pas toujours à l’exprimer d’une façon totalement transparente. Le discours, incarné, se révèle parfois quelque peu démonstratif, voire édifiant. Une ferveur qui sert néanmoins l’intérêt du récit, lequel vise à déployer le foisonnement de toute relation, tant dans son dit que dans ses non-dits. Le dialogue, au sens socratique, y apparaît comme ce merveilleux outil permettant de prétendre faire l’expérience de l’autre, quand bien même nous serions tous condamnés au solipsisme, notre propre conscience ne pouvant connaître d’autre réalité en dehors d’elle-même. Par ses descriptions, ses dialogues justement, Chambers parvient à nous faire sortir de temps à autre de cette fâcheuse insularité. Nous y découvrons alors, indépendamment des différentes espèces d’intells, combien la question du sens se montre récurrente et obsessionnelle pour les uns comme pour les autres. Quelle que soit notre appartenance à telle ou telle espèce, se pose inlassablement notre désir de faire sens, noyés que nous sommes parfois dans cet océan de libertés. Quand bien même l’IA Lovelace semble vouloir contredire cette vérité d’évidence, en parlant des intells : « Vous cherchez désespérément un but alors que vous n’en avez pas. »
Les personnages de Chambers s’inscrivent en cela dans la pure tradition sartrienne, en ce que l’homme n’est pas une donnée prédéterminée, mais bien un pro-jet — à advenir donc. Et dès lors condamné à être libre, autrement dit condamné à devoir toujours faire des choix et à répondre de ces derniers. D’où la difficulté à faire sens. Derrière la question du sens se profile insidieusement la question délicate de l’identité (identité sexuelle, raciale, politique, spirituelle, existentielle), dont les frontières s’avèrent parfois plus mouvantes que désiré. Certains protagonistes ne le savent que trop bien, en témoignent les Sianats, espèce intell dont les enfants sont infectés par un neurovirus lors d’un rituel. Leurs fonctions cérébrales ainsi modifiées, ils peuvent percevoir intuitivement la nature multidimensionnelle de l’univers, avec pour malencontreuse contrepartie une durée de vie grandement limitée. Sauf à vouloir se séparer de leur hôte, pour devenir des Sianats solitaires, opération jugée hérétique puisque fortement contraire à la coutume. Assurément, le cycle offre à ses lecteurs un beau voyage en altérité, témoignant par-là combien nos alter egos — espèces intells obligent — conjuguent à la fois nos différences et nos ressemblances. [...] Des histoires qui peuvent se lire indépendamment les unes des autres, lesquelles tiennent ici davantage lieu de chroniques. Une tétralogie résolument optimiste. En témoigne cette singulière maxime véhiculée en toute fin de récit : « Grâce au sol, debout ; grâce aux vaisseaux, vivants ; par les étoiles, l’espoir. »