[...] L’objet de cette chronique sera donc une nouvelle fois de professer mon amour et mon admiration à Becky Chambers, parce que mes craintes, sans être complètement infondées a priori, n’avaient aucune chance de se réaliser ; je pense sincèrement que La Galaxie vue du sol constitue le sommet du travail littéraire de l’autrice jusqu’ici.
Gora est une petite planète rocailleuse sans grand intérêt, de prime abord. Sauf qu’elle se situe au carrefour de cinq routes stellaires majeures, en faisant l’endroit idéal pour installer des auberges relais où faire une pause, le plein ou des réparations. Sauf qu’à l’occasion d’une de ces pauses, réunissant une large variété d’espèces dans l’Auberge des Cinq-Sauts, le réseau satellitaire entourant Gora est victime d’un accident majeur, forçant tout ce petit monde à se confiner ensemble le temps que les choses reviennent à la normale.
Une auberge espagnole, mais dans l’espace, basiquement. On met tout plein d’espèces différentes ensemble, on secoue, et on voit ce que ça donne. Si on se concentre sur les abords les plus évidents d’un concept pareil, la recette peut sembler un peu convenue, voire désuète. Sauf que comme je le dis toujours, l’important n’est pas le point de départ, mais son traitement. Et si Becky Chambers s’est aussi vite établie comme une autrice majeure pour tant de ses lecteurices, c’est bien parce que son approche de concepts relativement usités est singulière, ou tout du moins suffisamment personnelle pour ne pas souffrir d’une impression de redondance avec la production passée.
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J’avais été très agréablement surpris, à la lecture d’Apprendre, si par bonheur, de constater un léger changement d’approche dans l’écriture de Becky Chambers, une frontalité à laquelle je n’étais pas habitué venant d’elle à ce moment-là, une âpreté dans certains constats et analyses qui semblaient presque dénoter de sa bienveillance coutumière. Sauf que j’ai réalisé depuis que cette dureté ne m’apparaissait comme telle qu’en absence de la distance de la fiction prégnante dans la saga des Wayfarers jusque là. Si Apprendre, si par bonheur m’avait paru plus rude à encaisser, c’était uniquement à cause de la proximité immédiate de son sujet ; jamais l’autrice n’avait été naïve dans ses textes, c’était simplement qu’à l’époque, ses créations fictives faisaient office d’édulcorant à mon esprit.
Et c’est là que se niche la force de Becky Chambers à mes yeux, au contraire des œuvres que j’ai citées auparavant ; elle laisse de la place aux difficultés et aux traumas. Sa bienveillance est un baume, pas une solution miracle. Si ses personnages parviennent tant à me toucher, encore et encore, c’est parce que je perçois autant leur lumière que leurs ombres ; comme dans Cimqa, j’ai le sentiment de vivre des choses réelles avec des gens qui existent mais qui n’existent pas, en dépit, voire même grâce à la distance de la fiction. Ces personnages ne sont pas parfaits, non, mais c’est bien ce qui les rend concrets – pour ne pas dire humains – ce qui rend leurs actions, leurs choix et leurs différences palpables.
Ce qui me sidère, dans le travail de Becky Chambers, c’est bien la simplicité avec laquelle elle aborde des choses qui pourraient paraître infiniment complexes, comme la morphologie de ses aliens, leurs langues ou leurs cultures, sans jamais se perdre en surcomplexification ou en superficialité. Et je crois que son secret est assez basique mais d’autant plus merveilleux : tout passe par les perceptions de ses personnages. Dès lors, il n’est pas nécessaire d’expliquer dans la narration ce qui peut être évident aux yeux de cielle dont il est question dans tel ou tel chapitre, mais il peut être important d’expliquer autre chose à un autre personnage au fil des dialogues, sans jamais perdre en organicité ou naturel.
Quelque part, Becky Chambers, tout en faisant œuvre de science-fiction pure, écartant même l’humanité du centre de l’attention, garde son récit à une échelle abordable ; le titre de son roman faisant ainsi office de profession de foi avec une poésie implacable. Encore une fois, je dois bien constater avec une impuissance assez béate l’efficacité de la formule : aborder avec simplicité et bienveillance des choses qui auraient pu être traitées de façon bien plus complexes par d’autres. Sans doute avec succès, d’ailleurs, puisque l’existence des Larus, des Aluéons, des Quélins, des Akaraks et de tous les autres, en elles-mêmes, pourraient suggérer des romans entiers consacrés à leurs spécificités respectives. Sauf que le choix de l’autrice, ici, est de se concentrer uniquement sur leurs interactions, et les difficultés et bonheurs qui en découlent. Avec simplicité, mais honnêteté. Et certes, ça ne résoudra peut-être rien, dans l’immédiat, mais ça fait du bien, de lire des gens de bonne volonté faire au mieux pour cohabiter dans des circonstances difficiles. Ça fait du bien de se dire que oui, on va sans doute passer par des phases difficiles, voire affreuses, qu’on va sans doute souffrir, que la vie sera parfois injuste, mais qu’au final, peut-être, en fournissant les bons efforts, on sera récompensé, au moins un peu. Et qu’au bout du bout : ça va aller.
Quel final. [...] Faute de pouvoir mieux l’exprimer en longueur, je dirais pour faire court que ce roman constitue la quintessence idéale de son travail pour le moment, un équilibre parfait entre toutes ses ambitions littéraires, créatives et militantes, la preuve définitive qu’en plus d’avoir trouvé un filon littéraire singulier, l’autrice n’a pas fini d’en explorer les possibilités. J’ai été impressionné, captivé, soufflé ; je me suis régalé.
Et si mon cœur a ressenti un petit pincement à l’idée que je puisse peut-être plus jamais relire ces personnages vivre leurs vies au sein de cette saga déjà culte ; mon esprit se dit que ce n’est sans doute que le début, et que Becky Chambers n’a pas fini de me surprendre. Allez, on se dit que ce n’était que le début.
Ça promet.
Au plaisir de vous recroiser.
En attendant, que votre avenir soit rempli d’étoiles.