L’IA et la mécano
Dans ce deuxième tome, Becky Chambers prend une tangente et s’éloigne des personnages de L’Espace d’un an pour explorer l’histoire de deux femmes aux existences étrangement liées, malgré tout ce qui les sépare. L’une, Sidra, ex-Lovelace, est une intelligence artificielle tout juste éveillée, projetée dans un corps synthétique qui n’était pas destiné à être le sien. Comment se forger une identité et construire une vie lorsqu’on a été créée de toutes pièces, qu’on habite le corps d’une inconnue et qu’on ne possède rien, pas même la liberté de mentir ?
L’autre, Poivre, mécano pleine de talents, sait pertinemment ce que c’est de se bâtir une existence à la force des bras. Petite clone fabriquée pour le travail d’usine, elle a dû survivre et conquérir sa liberté péniblement, jour après jour, année après année, seule dans une décharge immense, avec pour toute compagnie l’intelligence artificielle bienveillante d’un vaisseau échoué, tout aussi solitaire qu’elle. C‘est en mémoire de sa famille d’infortune que Poivre décide de prendre Sidra sous son aile, des années plus tard…
Deux parcours distincts, certes, mais une quête commune : trouver le moyen d’exister pleinement, enfin, aux yeux des autres.
Le courage de devenir soi
Poivre, ce petit bout de femme que l’on avait entraperçue dans le premier tome, cache sous son énergie et son bon cœur un passé terrible, au cours duquel elle n'a échappé à une existence d’esclave que pour tomber dans l’enfer toxique de la décharge qui sera son seul horizon pendant de longues années. Seule une résolution à toute épreuve la fera triompher d’un quotidien sisyphéen implacable, dont elle s’émancipera au prix de jours de solitude et de labeur.
Le cheminement de Sidra, étrangère à son propre corps, à l’existence qu’on lui propose, aux autres, est également marqué par des épreuves difficiles : la longue et peut-être impossible adaptation aux limites de son « kit corporel » auquel elle ne parvient pas à s’identifier, le regard indifférent des intelligences biologiques sur le sort des intelligences artificielles complexes, la peur du rejet si jamais la vérité venait à être découverte, et les limites insupportables de son programme, qui la retranchent cruellement du reste de la « xéno-humanité » et se rappellent douloureusement à elle dans les moments où elle pense parvenir à leur échapper.
Malgré ces deux âmes en souffrance qui se cherchent une place dans le vaste univers, Becky Chambers signe un texte aussi doux, tendre et poétique que son premier roman, par lequel elle élargit le monde qu’elle nous présentait dans L’Espace d’un an. C’est avec un plaisir jubilatoire que nous retrouvons sa xéno-encyclopédie, forte de ces peuples aux cultures et mœurs si variés et dont les relations restent toujours fondées sur le respect. Devant ce rapport presque entièrement décomplexé à l’Autre, très rafraîchissant, il n’y a pas de place pour un futur pessimiste et cynique et c’est tant mieux.
Plus qu’une suite, Libration est une excellente extension, et peut-être même un meilleur roman que le premier opus tant le rythme paraît plus équilibré et la tension narrative mieux maîtrisée. Amateurs de science-fiction politique ou scientifique, passez votre chemin : ici il n’y a pas de place pour l’angoisse ou la raison, seulement les émotions. Avec Libration, on vibre au diapason des révoltes des touchantes héroïnes et on se réjouit de chaque victoire durement gagnée. Tout simplement.
Publié le 17 décembre 2018