« On croit souvent savoir, et puis en lisant un bouquin, on découvre quelque chose dont on ignorait qu’on en avait besoin. (...) Il vous fait grandir. »

Le Syndrome Quickson
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Je crois que pour un lecteur ou une lectrice, il y a peu de choses aussi gratifiantes que de tomber sur un auteur ou une autrice et de se rendre compte le temps de quelques pages qu’il s’est passé quelque chose. On est tous et toutes sujet.te.s à différentes émotions, différentes sensibilités. On passe sa vie à chercher quelque chose sans savoir ce que c’est, au fil des pages et des années. On croit souvent savoir, et puis en lisant un bouquin, on découvre quelque chose dont on ignorait qu’on en avait besoin. Cela peut tenir à une formulation précise d’un problème qu’on croyait résolu, mais qui soudain, formulé différemment, se pose dans des termes nouveaux, et se retrouve du même coup résolu encore d’une autre façon. Ou bien simplement une façon d’énoncer certaines évidences, ou encore de détruire certains clichés ou préjugés, que sais-je.
Il suffit parfois de quelques lignes, de la capacité d’un ouvrage et de la personne qui l’a écrit à vous ouvrir les yeux, le cœur et l’esprit. J’ai déjà écrit sur ce blog à quel point j’avais aimé le travail de Becky Chambers, dans ses deux ouvrages précédents. Bien que je sois du genre à déguster mes auteurices favori.e.s en temps normal, je me suis décidé à être complètement à jour de ses publications en versions traduites, histoire de me donner la possibilité d’attendre chacune des suivantes avec une impatience enthousiaste. J’ai attaqué ce dernier tome des Wayfarers avec avidité, conscient du biais qui était déjà le mien et bien décidé à le conserver, parce que kiffer sans réserve, c’est quand même un luxe.

Nous retrouvons ce qui à mes yeux constitue pour le moment la marque de fabrique de l’autrice, à savoir une galerie de personnages. Cette fois-ci, le contexte est situé dans la Flotte de l’Exode, dans un vaisseau en particulier, la chronologie se situant à peu près en même temps que la fin des événements de L’Espace d’un An. Petit changement sur la forme, nous ne suivons plus une trajectoire et ses satellites mais plusieurs trajectoires plus modestes, ce qui rapprocherait plus volontiers l’ouvrage du fix-up que du véritable roman.
Au travers de ces différents portraits qui se construisent au fur et à mesure des pages, c’est aussi le portrait de la Flotte Exodienne que Becky Chambers nous peint à l’aide de ceux et celles qui la constituent ; cette Flotte qui jusque là n’avait qu’été évoquée sans être véritablement racontée.

Inutile de tergiverser, encore une fois, j’ai adoré, sans réserve. Toujours la même plume, maline et légère, toujours ces dialogues ciselés (toujours une superbe traduction de Marie Surgers), toujours une capacité incroyable à saisir des caractères et des situations en quelques mots, aptes à provoquer un sourire, amusé ou attendri selon le choix de l’autrice, ou un pincement au cœur. L’univers est le même, le souffle intact, on change juste d’atmosphère et de personnages, et on interroge de nouvelles thématiques, toujours avec la même pertinence.
Il est cette fois ci, pèle-mêle, question de la structure familiale, de la Culture, de sa spécificité comme de sa transmission, de la vie d’adulte, encore et toujours de la complexité des rapports humains, mais aussi et surtout de nos modèles sociétaux. La Flotte d’Exode s’étant construite, littéralement, sur les ruines d’une planète Terre dévastée, ce qui a mené l’espèce humaine à un départ définitif dans les étoiles devient de fait partie intégrante de la construction de sa Culture et de ses traditions. Une question qui en germe, nous interroge très habilement sur ce que nous voulons être et ce que nous voulons en transmettre à ceux qui arriveront après nous.
J’apprécie particulièrement le fait que cet ouvrage, à l’instar des autres, soit extrêmement bienveillant sans pour autant être naïf. Il ne raconte pas la vie rêvée de personnages éthérés dans un univers qui leur laisserait toutes les opportunités de vivre une vie d’aventures incroyables. En nous posant dans un futur usé, rapiécé de partout, une sorte d’avenir recyclé, avec des personnages qui souffrent autant qu’ils profitent, confrontés aux mêmes affres que nous, leurs problèmes deviennent les nôtres et gagnent en profondeur autant qu’en consistance.
Ainsi, en confrontant encore une fois les visions divergentes des différentes Races aliens avec notre vision humaine de lecteur d’aujourd’hui et celle des Exodiens de demain, Becky Chambers aborde aussi des questions plus philosophiques extrêmement pointues qui mériteraient des ouvrages à part entière. Elle souligne encore, finement, la puissance évocatrice de la Science-Fiction, capable de créer par la simple invention, de nouvelles interrogations, sans avoir la prétention de donner de réponses.

Je crois que ce qui me séduit le plus chez cette autrice, c’est finalement sa capacité à illustrer un concept que j’ai croisé il y a quelques années dans une suite d’ouvrages chères à mon cœur, liant certains de mes grands amours de la littérature, à savoir L’Atalante (déjà!), Terry Pratchett (toujours), et, magnifique coïncidence que je ne découvrirais que des années plus tard, Lionel Davoust, à la traduction ; La Science du Disque-Monde, ouvrage mêlant la fiction et la vulgarisation scientifique. Je n’en ferais ni la chronique ni le résumé, mais j’en tirerais un concept-clé :
Celui du « Grand Singe Raconteur », remplaçant pour les auteurs, Ian Stewart et Jack Cohen, le « Singe Savant », faisant de notre goût et de notre obsession à raconter des histoires et des mythes fondateurs les moteurs de notre évolution et de nos progrès scientifiques. Selon eux – et moi donc, puisqu’ils m’ont convaincu – c’est en cherchant sans cesse à expliquer ce que nous ne comprenons pas par des histoires que nous nous motivons à trouver les bonnes explications, ou tout du moins les bons outils pour comprendre ce qui nous échappe. Et que, en racontant ces histoires, nous inventons de nouvelles choses qui, finalement, passent de la théorie à la pratique et précisément, font avancer notre Histoire.

Tout ça pour dire que Becky Chambers est un sacré « Singe Raconteur ». Dans ce tome comme dans les précédents, elle tisse un écheveau complexe et riche, dont les motifs se répondent et s’entrecroisent sans cesse, posant des questions riches, sans la prétention d’en donner les réponses, avec une humilité, une douceur, une élégance et une bienveillance rares. Elle a ce don rare de raconter des personnages riches qu’on suivrait jusqu’au bout de l’Univers sans poser la moindre question, avec un sourire collé sur le visage et la confiance greffée au cœur. Si le voyage peut par moments être amer, ou teinté d’une certaine mélancolie, on ne le regrette jamais car il a cette qualité unique de vous préserver sans vous mentir, tout en vous faisant changer. Il vous fait grandir.

Publié le 13 février 2020

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