« De quoi les gens ont-ils besoin ? » Composé de deux volets aussi doux que passionnants, Un psaume pour les recyclés sauvages et Une prière pour les cimes timides, le diptyque SF de Becky Chambers nous montre une utopie ou l’humanité, apaisée, vit en harmonie avec son environnement. Un livre doudou qui fait du bien, mais aussi, en creux, une critique de notre société capitaliste où concurrence et compétition guident bon nombre de nos interactions.
Sur Panga, les humains ont enfin trouvé une harmonie entre eux et avec leur environnement. Dans ce monde apaisé, Dex décide de devenir moine de thé, et de parcourir les villages avec sa roulotte pour servir le thé aux gens et les écouter. Un jour, alors qu’iel s’enfonce dans des contrées sauvages et abandonnées, sa rencontre avec Omphale, un robot conscient, va bouleverser son existence. Le robot, en mission, a une question qu’il doit poser à l’humanité : « de quoi les gens ont-ils besoin ? ».
Dans une époque où la mode est au récit post-apocalyptique dystopique, mettant en avant une humanité égoïste, livrée à elle-même, contrainte de manger ou être mangée, condamnée à la survie dans un monde inhabitable, le retour de l’utopie en littérature est une bonne nouvelle. Parce que le post-apo dystopique, on ne va pas se le cacher, entre l’Atlantique qui bouillonne et la Grèce qui crame, entre une Europe qui résiste difficilement au fascisme et des Etats-Unis pas loin de se jeter à nouveau dans les bras puants de la menace orange, ça commence à sérieusement être trop proche de nous.
Et puis, une fois que l’on a dit « tout ira mal », que reste-t-il à faire ? Finalement, dans un monde qui crame, est-ce encore pertinent de pondre des bouquins entiers pour nous dire « ça va cramer on est foutu » ? N’a-t-on pas besoin de nouveaux imaginaires pour construire l’avenir, ne serait-ce que sur les ruines fumantes de notre société ? Autrement-dit: l’apocalypse, oui, et après ?
Avec Panga, Becky Chambers porte l’hypothèse de la fin heureuse, mais pas seulement : elle nous montre aussi la possibilité d’une société désirable.
Cette société, c’est celle d’une humanité apaisée. Ce qui fascine sur Panga, c’est que les relations humaines ne sont pas envisagées systématiquement sous le prisme du conflit, de la compétition ou de la concurrence. Au contraire : l’entraide, la solidarité, l’amitié, la coopération y sont les moteurs des interactions sociales. Les « cimes timides » du deuxième volet en sont une parfaite image : en levant la tête, les cimes des arbres ne se touchent pas, les branches semblent s’éviter, comme l’idée, fondatrice, de s’épanouir en laissant à l’autre l’espace nécessaire pour en faire de même.
Cette humanité a dépassé tous les conflits. Les religions n’y sont plus des systèmes politiques oppressifs, la fluidité du genre et des sexualités n’y sont plus un débat permanent, l’environnement n’est plus une terre à posséder ou conquérir, l’autre n’est plus un étranger à dominer ou à exclure.
Cela n’empêche pas notre personnage d’être en quête d’accomplissement personnel. Un besoin de se trouver pour trouver sa place. Dans cette société où tout va bien, pourquoi iel se sent si inaccompli ? Pourquoi cette angoisse de ne pas être à la hauteur ? De décevoir ? Pourquoi Dex a-t-iel cette peur de recevoir sans pouvoir donner en retour ? Ces angoisses, motrices du récit, sont comme une réminiscence de ce qu’a été auparavant l’humanité, et le rappel que l’utopie ne se décrète pas, elle se construit.
« De quoi les gens ont-ils besoin ? » Poser la question des besoins, c’est quand même un peu mettre à terre le capitalisme. Dans cette utopie, Becky Chambers imagine une société affranchie du système monétaire et de la logique productiviste. On ne produit pas pour vendre, s’enrichir, gagner en pouvoir et en influence, on produit ce dont on a besoin. Pas plus, pas moins.
Mais cette question qu’Omphale pose à Dex et à l’humanité est posée dans un contexte utopique. Dans un monde où personne ne manque de rien, qu’est-ce qu’un besoin ? Quand il est enfin temps à Omphale de demander concrètement aux gens ce dont ils ont besoin, les réponses sont à la fois absurdes et poétiques : réparer un vélo, aider à porter un chargement… Les gens ont finalement besoin de… coopération, d’entraide, de petites choses qui aident au quotidien à surmonter de bêtes contraintes matérielles. Rien d’insurmontable, rien de superflu.
Mais en creux, Omphale ne s’adresse-t-il pas à nous ? Panga est le reflet inversé de notre monde. Un monde dans lequel le capitalisme pousse l’humanité au conflit permanent, érige concurrence et compétition en valeurs sacrées, et l’enrichissement personnel comme seul accomplissement légitime dans l’existence. Un monde où les religions sont souvent des systèmes politiques oppressifs et normatifs visant à écraser les différences dans une logique suprémaciste. Un monde où l’on écrase pour conquérir et posséder. Un monde qui court à sa perte.
Alors oui, Histoires de moine et de robot est un doudou. Deux petits livres qui se lisent comme un bonbon fond sur la langue. On ressort de ces lectures comme on ressort d’un film de Miyazaki : avec un étourdissement tranquille, un petit sourire bête sur le visage. Mais pour autant, il ne s’agit pas de projeter un filtre photo sur la réalité, et espérer qu’il soit assez rose et doux pour passer la journée, non : ces deux petits bijoux redonnent un sens politique au bonheur et à l’espoir.
Bonne lecture,
Viktor Salamandre