Lorsque les peuples heureux semblent ne plus avoir d’Histoire, comment maintenir vivantes les possibilités de bifurcations et la curiosité de l’altérité ? Une fable science-fictive magnifiquement étonnante.Becky Chambers nous offre une subtile méditation, métaphorique aussi bien que matérielle, sur les bifurcations et sur la curiosité.

Un Psaume pour les recyclés sauvages - Charybde 27
Article Original

Proche de la trentaine, Dex coule une vie on ne peut plus paisible au monastère des Bocages, à x, la capitale et seule véritable grande ville de la lune Panga, son monde. Un jour, pris d’un étrange mélange de nostalgie diffuse et d’envie d’autre chose, iel (le neutre s’impose à toutes et tous au monastère comme dans bien d’autres lieux de Panga) change de vocation et décide de partir, pour se consacrer au service du thé dans les villages, une tradition bien établie qui suppose de ses adeptes, toutefois, une double compétence en matière d’infusions d’ingrédients de choix, d’une part, et d’écoutes attentives et subtilement orientées, d’autre part, puisque cette cérémonie du thé d’un genre bien particulier joue aussi le rôle, de facto, de soupape socio-psychologique à qui en éprouve le besoin.

Équipé de son chariot-vélo flambant neuf, qui lui confère l’autonomie et le confort nécessaires à sa tâche, lea voici partant•e pédaler sur les routes et les chemins environnants, l’arrière du véhicule orné d’une devise comprise « par tout le monde en Panga » : « Trouve la force de faire les deux ». – devise, dont le sens se révèlera en temps utile. Après quelques menus déboires initiaux (la double compétence mentionnée ci-dessus demande tout de même quelques ajustements), Dex embrasse son nouveau métier avec ferveur et habileté. Deux ans plus tard, iel y fait déjà figure, en toute modestie, de vieux routier, apprécié de toutes et de tous. Pourtant, une curieuse insatisfaction le taraude encore, car il n’a pu trouver de grillons, espèce désormais presque disparue… Peut-être lui faudrait-il se risquer hors des sentiers battus, hors des zones d’implantation humaine et par les zones naturelles protégées ? Mais qui sait alors ce qu’iel pourrait rencontrer ? Car si les robots qui ont déserté pacifiquement la compagnie des humains il y a si longtemps sont aujourd’hui devenus quasiment un mythe, il se murmure toutefois de ci de là qu’ils sont bien toujours présents, dans des espaces précisément laissés hors de portée des humains ordinaires. Et c’est ainsi qu’une imprécise quête du grillon va peut-être bien se transformer en tout autre chose.

De Becky Chambers, j’avais déjà beaucoup apprécié Apprendre, si par bonheur, inscrit par Alice Carabédian parmi les illustrations-clé de son précieux Utopie radicale. Figure de proue du mouvement littéraire et science-fictif informel qu’est le solarpunk [...], elle a su d’ores et déjà insuffler un je-ne-sais-quoi de différent – et de surprenant. J’étais donc fort curieux de ce premier opus d’une série de romans courts annoncée sous le titre légèrement énigmatique de « Moine & Robot », tout auréolé de son prix Hugo 2022.

Situé sur l’une de ces lunes propices aux utopies (à visée scientifique, comme le rappelait Frédérique Aït-Touati dans son Contes de la lune, à visée socio-politique comme dans le célèbre Les dépossédés d’Ursula K. Le Guin), Un psaume pour les recyclés sauvages (ce dernier terme marquant une audacieuse tentative de traduction du magnifique « wild-built » de l’original américain) s’attaque avec une ruse parfois légèrement déroutante à l’adage qui pèse comme un couvercle sur les utopies littéraires : « Les peuples heureux n’ont pas d’histoire ».

Et en effet, dans un premier temps – mais y compris juste après la lecture -, j’ai été quelque peu désarçonné par cet assaut généralisé de bienveillance, si inhabituelle dans la fiction, dans lequel l’Histoire (pourtant omniprésente sous forme de rappels ayant progressivement et partiellement muté en récits légendaires) semble s’être effacée pour céder la place à des préoccupations en apparence aussi essentielles que le choix de la bonne herbe pour une infusion ou de la bonne couleur pour un vêtement (ce que l’autrice manie avec un redoutable humour à froid, en plus d’une circonstance). C’est pourtant bien en travaillant ainsi au plus près, et en finesse, certains de nos préjugés, ceux qui nous empêchent peut-être bien de saisir le caractère profondément politique (par l’ajustement et la répétition, notamment) de certaines données intimes, même lorsqu’elles semblent confiner au futile. Becky Chambers nous offre une subtile méditation, métaphorique aussi bien que matérielle, sur les bifurcations (à une époque, celle d’un capitalocène devenu létal, où ce mot a vu son sens exploser) et sur la curiosité (ressort central d’une autre utopie de l’altérité nécessaire, pourtant ô combien différente de celle de « Moine & Robot », celle du cycle de la Culture de Iain M. Banks). J’attends donc avec impatience, pour finir de lever certainement les petits doutes qui m’ont néanmoins travaillé durant ces 120 pages, la publication du volume suivant de la série, Une prière pour les cimes timides, annoncé pour mars 2023.

Hugues

Publié le 19 janvier 2023

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