Cet été, la rédaction d’Usbek & Rica passe en revue les œuvres qui lui ont (re)donné foi en l’avenir. Pour ce troisième épisode, notre journaliste Emilie Echaroux revient sur la duologie "Histoires de moine et de robot" signée par l’autrice de science-fiction Becky Chambers.
Le titre était pour le moins intriguant. La couverture, étrangement apaisante. Juché sur la montagne de bouquins en attente d’être feuilletés, Un psaume pour les recyclés sauvages avait de quoi se démarquer du reste de l’arrivage livresque adressé à la rédaction d’Usbek & Rica. Reçu lors de sa parution en France en septembre 2022, sa quatrième de couverture nous promettait une « vision optimiste » du futur couplée au récit réconfortant de la rencontre entre un humain en quête de sens et un robot sentient. De quoi aller à rebours des imaginaires dystopiques catégorisant les machines « conscientes » comme des dangers, auxquels l’exercice de la prospective m’avait accoutumé.
Empreinte d’une douceur radicale et d’une vision renouvelée de l’intelligence artificielle, la duologie Histoires de moine et de robot de Becky Chambers est arrivée à point nommé. Chroniqués à foison dans les colonnes d’Usbek & Rica depuis une dizaine d’années, les progrès en IA prenaient un tournant inédit au lancement de l’agent conversationnel ChatGPT en novembre 2022. Dans la presse internationale, on s’inquiétait alors de l’avènement d’une technologie quasiment pas régulée ; on prophétisait l’effondrement des emplois créatifs, l’explosion du bilan carbone des datas centers et la crétinisation d’une société perfusée à ChatGPT. La frénésie médiatique a finalement atteint son paroxysme en mars 2023 avec la publication d’une note d’analyse de la célèbre banque d’investissement Goldman Sachs qui prédisait l’automatisation de 300 millions d’emplois à temps plein à travers le monde, « en raison de la dernière vague d’intelligences artificielles ».
Face à cet emballement médiatique, j’ai ressenti pendant un moment fugace cette fameuse « IA-anxiété » que je me suis attelée à décrypter lors d’une enquête parue en mai 2023. Entre autres enseignements, la maîtresse de conférences en sciences de la communication Laurence Allard me livrait le constat suivant : «Toute l’histoire de l’IA s’inscrit dans une compétition fictive entre l’intelligence de l’Homme et l’intelligence des machines. (…) La SF a abusé de ces récits de remplacement potentiel des humains par des robots-IA ».
Des robots fluidesFort heureusement, la fiction regorge de puissants antidotes contre le fatalisme. À commencer par les récits du studio Ghibli, qui m’ont offert des moments de grâce inégalés. Ainsi en va-t-il de l’indémodable Château dans le ciel, dans lequel Hayao Miyazaki met en scène un robot – dernier habitant de la cité Laputa – devenu gardien des écosystèmes de l’île volante. Également abreuvée par l’imaginaire lumineux du studio japonais, Becky Chambers a façonné un univers qui sert tout autant de refuge aux âmes écorchées par l’actualité que de réservoir pour concevoir un futur désirable.
Dans ses deux ouvrages Un psaume pour les recyclés sauvages et Une prière pour les cimes timides, l’autrice américaine se joue ainsi des archétypes manichéens qui infusent la science-fiction. À la place d’une machine froide tout en précision et en logique, Chambers donne vie à un robot fluide, capable de douter, de rire et d’aimer. « Je ne vois pas la logique et l’émotion comme des opposés, explique-t-elle dans une interview accordée au Seattle Times. En général, [les histoires sur l’intelligence artificielle] sont décrites comme si l’une annulait l’autre. On a soit un robot ou un androïde très logique qui n’est pas assez mature pour ressentir des émotions, soit, au contraire, le robot est trop émotionnel et devient dangereux. Pour moi, l’émotion est quelque chose qui va de pair avec l’intelligence ».
Ce décalage rafraîchissant, Becky Chambers l’applique à tous les pans de sa duologie Histoires de moine et de robot. La pauvreté, la violence et la destruction climatique laissent place à un monde solaire, où la gouvernance est partagée, la nature réensauvagée et le capitalisme remplacé par un système de troc de services. Trop mièvre ? On comprend que cette (quasi) utopie, présentée comme un fait accompli, puisse faire douter plus d’un pragmatique. J’avoue avoir été, moi aussi, tentée par ce réflexe cartésien. Car sans feuille de route explicite pour parvenir à ce futur idéalisé, contrairement aux récits technobureaucratiques de Kim Stanley Robinson, il peut être difficile de se laisser convaincre par une vision alternative du monde lorsqu’elle semble si éloignée de notre réalité.
Mais c’est bien là toute l’ambition de Becky Chamber – et ce pour quoi on l’aime tant. Faire émerger des futurs dignes d’être espérés est un exercice aussi politique qu’il est littéraire. « Je pense vraiment que l’espoir est punk. Être punk, c’est défier les racines de la société dans laquelle vous vivez. C’est fondamentalement une question de rejet et de défi, mais aussi de célébration, développe-t-elle dans son interview avec le Seattle Times. Je pense que l’espoir est vraiment un acte radical dans les temps que nous vivons ».
Sans pour autant rejeter la dystopie, l’autrice californienne plaide pour un équilibre avec les récits utopiques. « Si les seuls types d’avenirs que vous racontez sont sombres, effrayants ou dystopiques, cela peut commencer à engendrer du nihilisme au bout d’un certain temps, juge-t-elle dans les colonnes de Vox. Les futurs pleins d’espoir doivent exister en contrepoint. »
Becky Chambers s’extraie ainsi, avec une aisance remarquable, des injonctions qui font du cynisme le signe d’une certaine sagacité. « Il y a cette idée que (…) dans les histoires pour adultes, il faut que le futur soit le plus sombre possible. Je pense que c’est profondément faux », juge-t-elle, appelant à ne pas confiner l’espoir et la joie à l’enfance. Becky Chambers a en effet le don de décrire des univers plein de douceur et des protagonistes dont les états-d’âme suffisent à nous tenir en haleine. Le réconfort prodigué par le récit, et l’absence d’actions haletantes, ne laissent jamais place à l’ennui. Seulement à des respirations salvatrices dans un quotidien éreintant. À chaque relecture, on comprend donc mieux la dédicace qui ouvre Un psaume pour les recyclés sauvages : « Pour vous qui avez besoin de souffler ».
Emilie Echaroux