La science-fiction romande explore le futur et lance sur orbite de nouveaux auteurs, courtisés par des éditeurs français. Attachez vos ceintures, décollage imminent. Cela fait quarante ans que Jean-François Thomas lit de la science-fiction. Critique spécialisé pour la revue française Galaxies, il scrute la production romande au télescope et en est le cartographe le plus aguerri. Cette année, il a vu cette galaxie trop peu connue entrer en effervescence avec, coup sur coup, quatre publications. Le genre, déclaré moribond au niveau mondial (et phagocyté par la fantasy), paraît en plein essor dans nos contrées. Certes, il a été abordé de manière ponctuelle par les auteurs romands. Marie-Claire Dewarrat, Bernard Comment ou Sylvie Neeman Romascano s’y sont frottés, comme l’a montré le même Jean-François Thomas dans l’anthologie Défricheurs d’imaginaire, publiée chez Bernard Campiche en 2009. Il y a eu aussi un petit âge d’or de l’anticipation romande dans les années 30, grâce à la Genevoise Noëlle Roger (1874-1953) qui a publié neuf titres, notamment chez Albin Michel et Calmann-Lévy, dont La vallée perdue (1939), dans lequel elle imaginait un monde préservé, caché dans les replis des montagnes suisses, où vivait une race archaïque… Et surtout grâce au Chaux-de-Fonnier Léon Bopp (1896-1977) et à ses Liaisons du monde (1938-1944) chez Gallimard. Un monument cosmique qui dressait le portrait de la France et du monde du futur. Depuis, il y a eu des voyages ponctuels et isolés dans les étoiles, parfois brillants et inspirés. Mais pas d’effet de groupe. Un futur de plus en plus présent. La SF suisse s’est fait remarquer en 1995, lorsque les éditions nantaises L’Atalante, un des piliers du genre en France, ont publié Bzjeurd, premier roman époustouflant du Lausannois Olivier Sillig (ressorti depuis en poche dans la collection Folio SF). Puis de nouveau en 2005, lorsque le Fribourgeois Georges Panchard a sorti Forteresse chez Robert Laffont, dans la prestigieuse collection Ailleurs & Demain. «Cela a fait jaser, se souvient Jean-François Thomas. L’éditeur ne publiait plus d’auteurs francophones depuis des années, seulement des traductions. Et tout à coup, celui qui trouve grâce à ses yeux est un Suisse!» Sept ans plus tard, Georges Panchard récidive avec Heptagone. Quant à L’Atalante, elle collectionne les Romands: elle a publié Après-demains, recueil de dessins futuristes de François Rouiller (2002), et se réjouit de compter aujourd’hui Vincent Gessler et Laurence Suhner dans son catalogue. Du côté des éditeurs suisses, on n’est pas en reste. Les nouvelles éditions Hélice Hélas font paraître les nouvelles de Lucas Moreno, dont une bonne part se rattache à la SF. «Nous sommes un groupe d’auteurs à l’image de notre monde: mondialisés! Il n’y a pas de régionalisme suisse dans notre littérature, estime Vincent Gessler, auteur généreux qui fait figure de meneur. Un groupe de passionnés existait déjà autour de la Maison d’Ailleurs à Yverdon, mais les gens publiaient moins. Aujourd’hui, on peut dire qu’on assiste à une explosion! Plusieurs auteurs travaillent en ce moment et il risque d’y avoir de belles surprises littéraires dans les années à venir.» Déclencheurs de cet engouement nouveau, les Mercredis de la SF, concept importé de Paris qui permet aux lecteurs et curieux de se réunir chaque mois à Lausanne et à Genève. «Les gens se retrouvent pour manger dans un restaurant et parler science-fiction, se réjouit Jean-François Thomas. Ma génération a découvert cet imaginaire dans la solitude. Je suis heureux de voir que c’est devenu un mouvement collectif. L’union fait la force! Ce n’est pas une école, mais il y a émulation.» Valaisan d’origine, Vincent Gessler, 36 ans, a publié avec Anthony Vallat Dimension suisse, anthologie de science-fiction et de fantastique romande aux Editions Rivière Blanche en 2010. La même année, il s’est fait connaître par un premier roman, Cygnis, à L’Atalante. Ce récit sombre, qui mettait en scène un monde postapocalyptique, lui a valu le prix Julia Verlanger. Il livre cette année une œuvre radicalement différente, Mimosa, pour prendre un nouvel envol et se défaire d’une certaine pesanteur. Un livre frénétique (l’écrivain se laissant guider par son seul «sentiment de jubilation»), qui finit, hélas, à force de cabotinage, par lasser le lecteur. Mais son analyse de la SF reste toujours aussi pertinente. «Il est curieux de constater que ce genre si populaire au cinéma soit si peu lu. Notre société est tellement technophile, on vit déjà en pleine science-fiction! Et pourtant le public reste méfiant et peu intéressé à la littérature qui la met en scène.» A quand le Ramuz de la SF? Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs à Yverdon, préfère ne pas parler de SF suisse. «C’est avant tout une SF francophone qui s’approprie un genre aujourd’hui massivement anglo-saxon.» Pour qu’une «patte suisse» existe, «il faudrait que les auteurs travaillent davantage le style et trouvent leur originalité. Qu’ils adoptent une poétique cohérente, reconnue comme originale en Suisse et à l’étranger. Comme Ramuz l’a fait! Ce n’est pas encore le cas.» Pour le directeur de musée, également maître d’enseignement à l’Université de Lausanne, la science-fiction n’est plus un genre cloisonné. Elle infiltre désormais la production romanesque en général. Il s’en est entretenu il y a peu avec Michel Houellebecq, dont plusieurs romans comportent une part d’anticipation. «Pour lui, le genre est mort, mais c’est une technique d’écriture qui continuera d’exister. Le fait d’introduire un élément conjectural dans une fiction, d’avoir un regard sur notre rapport à la technologie, sur le futur, va rester. Aujourd’hui, on ne peut plus penser la condition humaine sans penser notre rapport à la technologie et aux sciences!» Et Marc Atallah de rêver à la création d’une résidence d’écrivains à la Maison d’Ailleurs, lieu fertile pour l’imaginaire s’il en est. Ce sera pour après-demain. Julien Burry L'hebdo

Gessler, Suhner - L'hebdo

La science-fiction romande explore le futur et lance sur orbite de nouveaux auteurs, courtisés par des éditeurs français. Attachez vos ceintures, décollage imminent.

Cela fait quarante ans que Jean-François Thomas lit de la science-fiction. Critique spécialisé pour la revue française Galaxies, il scrute la production romande au télescope et en est le cartographe le plus aguerri. Cette année, il a vu cette galaxie trop peu connue entrer en effervescence avec, coup sur coup, quatre publications. Le genre, déclaré moribond au niveau mondial (et phagocyté par la fantasy), paraît en plein essor dans nos contrées.

Certes, il a été abordé de manière ponctuelle par les auteurs romands. Marie-Claire Dewarrat, Bernard Comment ou Sylvie Neeman Romascano s’y sont frottés, comme l’a montré le même Jean-François Thomas dans l’anthologie Défricheurs d’imaginaire, publiée chez Bernard Campiche en 2009. Il y a eu aussi un petit âge d’or de l’anticipation romande dans les années 30, grâce à la Genevoise Noëlle Roger (1874-1953) qui a publié neuf titres, notamment chez Albin Michel et Calmann-Lévy, dont La vallée perdue (1939), dans lequel elle imaginait un monde préservé, caché dans les replis des montagnes suisses, où vivait une race archaïque… Et surtout grâce au Chaux-de-Fonnier Léon Bopp (1896-1977) et à ses Liaisons du monde (1938-1944) chez Gallimard. Un monument cosmique qui dressait le portrait de la France et du monde du futur. Depuis, il y a eu des voyages ponctuels et isolés dans les étoiles, parfois brillants et inspirés. Mais pas d’effet de groupe.

Un futur de plus en plus présent. La SF suisse s’est fait remarquer en 1995, lorsque les éditions nantaises L’Atalante, un des piliers du genre en France, ont publié Bzjeurd, premier roman époustouflant du Lausannois Olivier Sillig (ressorti depuis en poche dans la collection Folio SF). Puis de nouveau en 2005, lorsque le Fribourgeois Georges Panchard a sorti Forteresse chez Robert Laffont, dans la prestigieuse collection Ailleurs & Demain. «Cela a fait jaser, se souvient Jean-François Thomas. L’éditeur ne publiait plus d’auteurs francophones depuis des années, seulement des traductions. Et tout à coup, celui qui trouve grâce à ses yeux est un Suisse!» Sept ans plus tard, Georges Panchard récidive avec Heptagone. Quant à L’Atalante, elle collectionne les Romands: elle a publié Après-demains, recueil de dessins futuristes de François Rouiller (2002), et se réjouit de compter aujourd’hui Vincent Gessler et Laurence Suhner dans son catalogue. Du côté des éditeurs suisses, on n’est pas en reste. Les nouvelles éditions Hélice Hélas font paraître les nouvelles de Lucas Moreno, dont une bonne part se rattache à la SF.

«Nous sommes un groupe d’auteurs à l’image de notre monde: mondialisés! Il n’y a pas de régionalisme suisse dans notre littérature, estime Vincent Gessler, auteur généreux qui fait figure de meneur. Un groupe de passionnés existait déjà autour de la Maison d’Ailleurs à Yverdon, mais les gens publiaient moins. Aujourd’hui, on peut dire qu’on assiste à une explosion! Plusieurs auteurs travaillent en ce moment et il risque d’y avoir de belles surprises littéraires dans les années à venir.»

Déclencheurs de cet engouement nouveau, les Mercredis de la SF, concept importé de Paris qui permet aux lecteurs et curieux de se réunir chaque mois à Lausanne et à Genève. «Les gens se retrouvent pour manger dans un restaurant et parler science-fiction, se réjouit Jean-François Thomas. Ma génération a découvert cet imaginaire dans la solitude. Je suis heureux de voir que c’est devenu un mouvement collectif. L’union fait la force! Ce n’est pas une école, mais il y a émulation.»

Valaisan d’origine, Vincent Gessler, 36 ans, a publié avec Anthony Vallat Dimension suisse, anthologie de science-fiction et de fantastique romande aux Editions Rivière Blanche en 2010. La même année, il s’est fait connaître par un premier roman, Cygnis, à L’Atalante. Ce récit sombre, qui mettait en scène un monde postapocalyptique, lui a valu le prix Julia Verlanger. Il livre cette année une œuvre radicalement différente, Mimosa, pour prendre un nouvel envol et se défaire d’une certaine pesanteur. Un livre frénétique (l’écrivain se laissant guider par son seul «sentiment de jubilation»), qui finit, hélas, à force de cabotinage, par lasser le lecteur. Mais son analyse de la SF reste toujours aussi pertinente. «Il est curieux de constater que ce genre si populaire au cinéma soit si peu lu. Notre société est tellement technophile, on vit déjà en pleine science-fiction! Et pourtant le public reste méfiant et peu intéressé à la littérature qui la met en scène.»

A quand le Ramuz de la SF? Marc Atallah, directeur de la Maison d’Ailleurs à Yverdon, préfère ne pas parler de SF suisse. «C’est avant tout une SF francophone qui s’approprie un genre aujourd’hui massivement anglo-saxon.» Pour qu’une «patte suisse» existe, «il faudrait que les auteurs travaillent davantage le style et trouvent leur originalité. Qu’ils adoptent une poétique cohérente, reconnue comme originale en Suisse et à l’étranger. Comme Ramuz l’a fait! Ce n’est pas encore le cas.»

Pour le directeur de musée, également maître d’enseignement à l’Université de Lausanne, la science-fiction n’est plus un genre cloisonné. Elle infiltre désormais la production romanesque en général. Il s’en est entretenu il y a peu avec Michel Houellebecq, dont plusieurs romans comportent une part d’anticipation. «Pour lui, le genre est mort, mais c’est une technique d’écriture qui continuera d’exister. Le fait d’introduire un élément conjectural dans une fiction, d’avoir un regard sur notre rapport à la technologie, sur le futur, va rester. Aujourd’hui, on ne peut plus penser la condition humaine sans penser notre rapport à la technologie et aux sciences!» Et Marc Atallah de rêver à la création d’une résidence d’écrivains à la Maison d’Ailleurs, lieu fertile pour l’imaginaire s’il en est. Ce sera pour après-demain.

Julien Burry
L'hebdo

Publié le 13 juillet 2012

à propos de la même œuvre