Ces dernières années, délaissant - pour un temps ? - ses incontournables cycles de " Terremer " et de " l'Ekumen ", Ursula K. Le Guin a livré une nouvelle trilogie de fantasy avec " Chronique des Rivages de l'Ouest ", composée de " Dons " (Pen/USA Award 2005), " Voix " et " Pouvoirs " (prix Nebulla 2008); ce qui fait tout de même une belle brochette de récompenses, a fortiori si l'on y rajoute le prix Locus ô combien mérité remporté par l'excellentissime Lavinia, paru en début d'année chez le même éditeur. Pour ceux qui en douteraient, il semblerait donc que l'auteur de La Main gauche de la nuit a encore bien des choses à nous dire...   " Chronique des Rivages de l'Ouest ", à l'origine, a été vendue comme une série de littérature " jeunesse ". On notera cependant que l'Atalante a choisi de ne pas insister sur cette dimension " jeunesse ", et de publier ces trois volumes dans la collection " La Dentelle du Cygne " ; ce qui apparaît particulièrement justifié à leur lecture. Ce qui est certain, c'est que les adultes auraient bien tort de s'abstenir de lire cette série en se basant sur cette seule catégorisation, car Ursula Le Guin, tout en se pliant à sa manière aux contraintes de l'exercice " jeunesse ", prend bien soin de ne jamais rabaisser son lecteur, mais au contraire de l'élever en l'amenant à réfléchir de lui-même sur des sujets graves et sérieux dont l'actualité ne saurait faire de doute: tendance qui ne dessine de plus en plus nettement au fil du cycle, jusqu'à culminer avec la réflexion politique et éthique de Pouvoirs, qui s'inscrit dans la droite lignée des Dépossédés et de Quatre chemins de pardon.   L'essentiel de l'action de Dons se concentre dans les collines des Entre-Terres. Là vivent des fermiers, qui sont tous autant de sorciers, ayant hérité de leur lignage un " don " particulier. Orrec dispose ainsi du pouvoir de destruction : il peut " défaire " tout et n'importe quoi, y compris le vivant. Un pouvoir qui le terrifie au point qu'il a choisi de ne pas en faire usage en se "mutilant": il s'est " aveuglé " à l'aide d'un bandeau sur les yeux. Car il est réputé avoir l'Oeil sauvage, et peut-être bien l'Oeil fort... Ce court roman nous rapporte ainsi les souvenirs d'Orrec, de sa plus tendre enfance à ce que l'on appellera son " émancipation ", si ce n'est l'âge adulte. On le suit donc dans ses jeux innocens avec son amie Gry, et dans sa vie de famille avec ses parents Canoc et Melle, la citadine enlevée il y a bien longtemps. Car les fermiers se révèlent parfois illards, et leur vie, déjà passablement rude, est faite de tensions régulières, débouchant parfois sur des guerres privées. Les chefs de clans, les " brantors " négocient ainsi des alliances et des mariages de raison, et leurs domaines sont autant de petits fiefs sans suzerain supérieur. Les Entre-Terres connaissent une forme d'anarchie continuelle, dont les habitants se satisfont la plupart du temps, mais qui peut avoir des conséquences cruelles. Ursula Le Guin, dans ce court roman, se montre toujours aussi douée pour inventer et décrire par le menu des sociétés complexes et crédibles. Un cadre de choix pour développer une thématique initiatique passionnante, où domine la question du libre-arbitre, fondamentale pour l'ensemble du cycle. Et on y retrouve tout ce qui a toujours fait le talent de l'auteur, le sens du détail, sa pertinence anthropologique, sa subtilité dans l'émotion, son talent pour la caractérisation des personnages... et une certaine atmosphère indéfinissable, particulièrement réussie. Voix adopte pour sa part un cadre urbain, la cité portu es, et, surtout, voient dans les livres l'oeuvre des démons. Après avoir pris la ville, ils ont anéanti la bibliothèque et instauré un régime de terreur. La résistance n'est guère que symbolique ; il s'en trouve quelques uns pour sauver des livres, et les amener à Galvamand, la Maison de l'Oracle, où ils savent qu'ils seront en sécurité. Car Galvamand possède une bibliothèque secrète, et Némar sait tracer dans l'air les lettres qui ouvrent la porte de cette caverne au trésor. Mais si les Alds méprisent les livres, ils raffolent des poètes; aussi accueillent-ils chaleureusement le célèbre Orrec Caspro. Le Gand des Alds attend du poète qu'il récite pour lui les chants guerriers de son peuple, mais les habitants d'Ansul n'ont aux lèvres qu'un poème de la composition même d'Orrec, qui a nom " Liberté "... Sorte de Fahrenheit 451 transposé dans un univers de fantasy, Voix est un vibrant réquisitoire contre les intégrismes les plus obscurantistes. Avec tout autre auteur qu'Ursula K. Le Guin, cela aurait pu sentir passsablement mauvais... Mais nul excès de manichéisme n'est à craindre dans ce livre d'une profonde humanité et d'une grande justesse, riche en belles et complexes figures. L'identification avec les personnages est quasi instantanée, et, si le récit n'est finalement guère épique en dépit de son contexte révolutionnaire, on se prend néanmoins d'enthousiasme pour la cause des Ansuliens, leurs subtils débats politiques quant aux fins et aux moyens, et, par-dessus tout, pour ces personnages si humains, avec leurs faiblesses... Pouvoirs, enfin, prolonge et achève ces réflexions sur la liberté, l'identité, le savoir et les relations complexes que ces notions entretiennent. Le narrateur est cette fois Gavir, un jeune esclave de la Cité-Etat d'Etra, qui n'a jamais véritablement connu la liberté - il a été enlevé tout enfant - et se contente dès lors volontiers du statu quo. Mais de graves événements surviennent, qui vont amener l'enfant des Marais, doté d'une mémoire prodigieuse et de facultés prophétiques, à fuir ses maîtres et à faire le difficile apprentissage de la liberté, en même temps qu'il cherchera à définir son identité. Long et douloureux périple - tenant de l'exode ou de la diaspora -, qui l'emènera à croiser nombre de personnages hauts en couleur, dont un charismatique émule de Spartacus et de Robin des Bois, et à remettre en question tout ce qu'il croyait savoir ; car la réalité et l'apparence ne font pas toujours bon ménage, et la liberté, la vraie liberté, n'est pas chose si répandue de par les Rivages de l'Ouest. Bien plus long que les deux romans précédents, Pouvoirs est tout aussi réussi, et en reproduit les qualités.    Avec " Chronique des Rivages de l'Ouest ", Ursula K. Le Guin lire à nouveau une brillante trilogie riche de son intelligence coutumière, et les amateurs de la dame ne seront certainement pas déçus du voyage. Chaque volume, pris indépendamment, est du plus grand intérêt, et, si l'on n'osera pas dure que l'on n'osera pas dire que l'on y atteint les sommets des meilleurs volumes de " L'Ekumen " ou de Lavinia - c'est que la barre est placée très haut -, on passe néanmoins à chaque fois un excellent moment dans cet univers " réaliste ", propice à la réflexion éthique et politique. Dons, Voix et Pouvoirs sont donc à recommander, au-delà des considérations d'âge, à tous ceux qui apprécient la fantasy subtile et intelligente, bien loin des clichés de la big commercial fantasy lobotomisante et sans âme.   Bertrand Bonnet Bifrost        

Le Guin - Chroniques des Rivages de l'Ouest - Bifrost
Ces dernières années, délaissant - pour un temps ? - ses incontournables cycles de " Terremer " et de " l'Ekumen ", Ursula K. Le Guin a livré une nouvelle trilogie de fantasy avec " Chronique des Rivages de l'Ouest ", composée de " Dons " (Pen/USA Award 2005), " Voix " et " Pouvoirs " (prix Nebulla 2008); ce qui fait tout de même une belle brochette de récompenses, a fortiori si l'on y rajoute le prix Locus ô combien mérité remporté par l'excellentissime Lavinia, paru en début d'année chez le même éditeur. Pour ceux qui en douteraient, il semblerait donc que l'auteur de La Main gauche de la nuit a encore bien des choses à nous dire...
 
Chronique des Rivages de l'Ouest ", à l'origine, a été vendue comme une série de littérature " jeunesse ". On notera cependant que l'Atalante a choisi de ne pas insister sur cette dimension " jeunesse ", et de publier ces trois volumes dans la collection " La Dentelle du Cygne " ; ce qui apparaît particulièrement justifié à leur lecture. Ce qui est certain, c'est que les adultes auraient bien tort de s'abstenir de lire cette série en se basant sur cette seule catégorisation, car Ursula Le Guin, tout en se pliant à sa manière aux contraintes de l'exercice " jeunesse ", prend bien soin de ne jamais rabaisser son lecteur, mais au contraire de l'élever en l'amenant à réfléchir de lui-même sur des sujets graves et sérieux dont l'actualité ne saurait faire de doute: tendance qui ne dessine de plus en plus nettement au fil du cycle, jusqu'à culminer avec la réflexion politique et éthique de Pouvoirs, qui s'inscrit dans la droite lignée des Dépossédés et de Quatre chemins de pardon.
 
L'essentiel de l'action de Dons se concentre dans les collines des Entre-Terres. Là vivent des fermiers, qui sont tous autant de sorciers, ayant hérité de leur lignage un " don " particulier. Orrec dispose ainsi du pouvoir de destruction : il peut " défaire " tout et n'importe quoi, y compris le vivant. Un pouvoir qui le terrifie au point qu'il a choisi de ne pas en faire usage en se "mutilant": il s'est " aveuglé " à l'aide d'un bandeau sur les yeux. Car il est réputé avoir l'Oeil sauvage, et peut-être bien l'Oeil fort... Ce court roman nous rapporte ainsi les souvenirs d'Orrec, de sa plus tendre enfance à ce que l'on appellera son " émancipation ", si ce n'est l'âge adulte. On le suit donc dans ses jeux innocens avec son amie Gry, et dans sa vie de famille avec ses parents Canoc et Melle, la citadine enlevée il y a bien longtemps. Car les fermiers se révèlent parfois illards, et leur vie, déjà passablement rude, est faite de tensions régulières, débouchant parfois sur des guerres privées. Les chefs de clans, les " brantors " négocient ainsi des alliances et des mariages de raison, et leurs domaines sont autant de petits fiefs sans suzerain supérieur. Les Entre-Terres connaissent une forme d'anarchie continuelle, dont les habitants se satisfont la plupart du temps, mais qui peut avoir des conséquences cruelles. Ursula Le Guin, dans ce court roman, se montre toujours aussi douée pour inventer et décrire par le menu des sociétés complexes et crédibles. Un cadre de choix pour développer une thématique initiatique passionnante, où domine la question du libre-arbitre, fondamentale pour l'ensemble du cycle. Et on y retrouve tout ce qui a toujours fait le talent de l'auteur, le sens du détail, sa pertinence anthropologique, sa subtilité dans l'émotion, son talent pour la caractérisation des personnages... et une certaine atmosphère indéfinissable, particulièrement réussie.
Voix adopte pour sa part un cadre urbain, la cité portu es, et, surtout, voient dans les livres l'oeuvre des démons. Après avoir pris la ville, ils ont anéanti la bibliothèque et instauré un régime de terreur. La résistance n'est guère que symbolique ; il s'en trouve quelques uns pour sauver des livres, et les amener à Galvamand, la Maison de l'Oracle, où ils savent qu'ils seront en sécurité. Car Galvamand possède une bibliothèque secrète, et Némar sait tracer dans l'air les lettres qui ouvrent la porte de cette caverne au trésor. Mais si les Alds méprisent les livres, ils raffolent des poètes; aussi accueillent-ils chaleureusement le célèbre Orrec Caspro. Le Gand des Alds attend du poète qu'il récite pour lui les chants guerriers de son peuple, mais les habitants d'Ansul n'ont aux lèvres qu'un poème de la composition même d'Orrec, qui a nom " Liberté "... Sorte de Fahrenheit 451 transposé dans un univers de fantasy, Voix est un vibrant réquisitoire contre les intégrismes les plus obscurantistes. Avec tout autre auteur qu'Ursula K. Le Guin, cela aurait pu sentir passsablement mauvais... Mais nul excès de manichéisme n'est à craindre dans ce livre d'une profonde humanité et d'une grande justesse, riche en belles et complexes figures. L'identification avec les personnages est quasi instantanée, et, si le récit n'est finalement guère épique en dépit de son contexte révolutionnaire, on se prend néanmoins d'enthousiasme pour la cause des Ansuliens, leurs subtils débats politiques quant aux fins et aux moyens, et, par-dessus tout, pour ces personnages si humains, avec leurs faiblesses...
Pouvoirs, enfin, prolonge et achève ces réflexions sur la liberté, l'identité, le savoir et les relations complexes que ces notions entretiennent. Le narrateur est cette fois Gavir, un jeune esclave de la Cité-Etat d'Etra, qui n'a jamais véritablement connu la liberté - il a été enlevé tout enfant - et se contente dès lors volontiers du statu quo. Mais de graves événements surviennent, qui vont amener l'enfant des Marais, doté d'une mémoire prodigieuse et de facultés prophétiques, à fuir ses maîtres et à faire le difficile apprentissage de la liberté, en même temps qu'il cherchera à définir son identité. Long et douloureux périple - tenant de l'exode ou de la diaspora -, qui l'emènera à croiser nombre de personnages hauts en couleur, dont un charismatique émule de Spartacus et de Robin des Bois, et à remettre en question tout ce qu'il croyait savoir ; car la réalité et l'apparence ne font pas toujours bon ménage, et la liberté, la vraie liberté, n'est pas chose si répandue de par les Rivages de l'Ouest. Bien plus long que les deux romans précédents, Pouvoirs est tout aussi réussi, et en reproduit les qualités. 
 
Avec " Chronique des Rivages de l'Ouest ", Ursula K. Le Guin lire à nouveau une brillante trilogie riche de son intelligence coutumière, et les amateurs de la dame ne seront certainement pas déçus du voyage. Chaque volume, pris indépendamment, est du plus grand intérêt, et, si l'on n'osera pas dure que l'on n'osera pas dire que l'on y atteint les sommets des meilleurs volumes de " L'Ekumen " ou de Lavinia - c'est que la barre est placée très haut -, on passe néanmoins à chaque fois un excellent moment dans cet univers " réaliste ", propice à la réflexion éthique et politique.
Dons, Voix et Pouvoirs sont donc à recommander, au-delà des considérations d'âge, à tous ceux qui apprécient la fantasy subtile et intelligente, bien loin des clichés de la big commercial fantasy lobotomisante et sans âme.
 
Bertrand Bonnet
Bifrost
 
   
 
Publié le 28 juillet 2011

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