Ce premier tome des Chroniques des
rivages de l'Ouest (qui a obtenu le Pen/USA Award en 2005) se situe
non pas sur ces rivages mais dans l'arrière-pays, région vallonnée
des Entre terres où les Brantors, propriétaires de domaines
agricoles et sorciers, tous dépositaires d'un don, cherchent à la
fois à maintenir la pureté du lignage pour une bonne transmission
de leurs dons et à conserver leurs terres (malgré les attaques de
leurs voisins), voire à les agrandir. Ces dons sont variés :
guérison, appel du gibier, asservissement, destruction, etc.,
parfois dangereux et même mortels. Ils passent par la voix, le
regard, la main... La fantasy dans cette fiction n'a donc rien à
voir avec celle des récits héroïques pleins de guerres
spectaculaires, d'elfes, de nains, de dragons et de magiciens... Dans
cette société figée, la vie est dure, souvent cruelle et violente,
la pratique de la sorcellerie, celle de microsociétés assez
renfermées.
Le roman, écrit à la première personne est centré
sur les souvenirs d'Orrec – depuis sa petite enfance jusqu'à la
fin de l'adolescence -, qui est un des deux personnages principaux
avec son amie d'enfance, Gry, et qui a hérité du pouvoir de
défaire, pouvoir de destruction, apparemment sous sa forme la plus
terrifiante : il a donc décidé de neutraliser son regard en portant
un bandeau, préférant devenir temporairement aveugle pour ne pas
faire un usage incontrôlé de ses capacités. Ce récit initiatique
de facture classique analyse très finement la maturation fort
douloureuse et difficile d'Orrec en plongeant le lecteur au cœur de
ses sensations, pensées, rêves, l'évolution de ses relations avec
son père et son amie Gry et sous-tend une réflexion sur la
transmission et la liberté. Dans une société aussi figée, est-il
possible d'échapper à un destin tout tracé, d'acquérir une
conscience autonome, de s'émanciper ? Que faire du don, y en a-t-il
un autre usage ? Ce roman atypique et singulier, semé de récits
dans le récit, à l'écriture poétique, ne sacrifie pas aux canons
d'une fantasy spectaculaire et met en place un monde très crédible
et des personnages finement caractérisés dont on pressent et on
attend les aventures pour les deux tomes suivants, sans doute sur les
rivages de l'Ouest. Il s'adresse à un lectorat curieux et sorti de
la préadolescence.
Marie-François Brihaye – Lecture jeunesse