On ne présente pas Ursula Le Guin. Sa bibliographie parle pour elle. Les romans de cette grande dame de la SFF, imprégnés de son goût pour la découverte et l'exploration de sociétés étrangères, visent toujours à cerner, dans le chaos des formes, la constante qui est au coeur de toute vérité humaine. On l'appelle parfois religion, ou plus simplement : lien. Les êtres de La Guin, comme dans le vrai monde, sont liés par le besoin de croire aux fictions qu'ils se créent. Le cycle des Rivages de l'Ouest, qui fait plus qu'évoquer les lumières et les couleurs du monde de Terremer, est une oeuvre de la maturité, où le ton, la distance, la langue posée définissent les personnages et les situations : Dons, premier volet de la trilogie, est un conte sur le renoncement. Dans les collines des Entre-Terres, vivent des tribus dont certains membres sont doués de pouvoirs surnaturels. D'un mot, d'un geste, d'un regard - comme le jeune Orrec Caspro, figure centrale du roman - ils peuvent créer ou détruire. Face à cette incertitude, le pays vit dans une sorte d'équilibre de la terreur. Orrec a hérité de son père d'un don sauvage de destruction qu'il n'a pas voulu et qu'il ne sait pas maîtriser. Etouffé par la menace constante que représente cette puissance incontrôlable, il décide de se bander les yeux, renonçant à son don mais aussi à son destin, au milieu social qui l'a vu naître. Commence dès lors pour lui un étrange parcours initiatique, fait de déchirements, d'errements, de rencontres décisives. Accompagné de Gry, la belle charmeuse d'animaux, il apprendra à creuser son sillon dans la chair d'un monde qui, pour lui être devenu étranger, n'en reste pas moins la matière sombre avec laquelle on forge des rêves. Ce roman est la parfaite illustration littéraire d'une réflexion engagée par Marcel Mauss, à l'occasion de son essai sur la signification sociale du don. Comme son illustre aîné, Le Guin montre que le don dans les sociétés tribales n'est pas un acte gratuit, mais qu'il obéit plutôt à une logique propre, et comporte une obligation de réciprocité. Le don est créateur de lien : le don oblige celui qui le reçoit, qui ne peut se libérer que par un contre-don. Pour Mauss, le don comportait trois étapes : l'obligation de donner, l'obligation de recevoir et l'obligation de rendre. Ainsi d'Orrec : il y a une contrepartie à son renoncement. La perte (ou le don) du don paternel lui permet d'en recevoir un autre, par sa mère : une qualité d'écoute, une empathie qui se transforme peu à peu en art de conter, de recréer en imagination ce que ses yeux ne peuvent plus voir. Le contre-don d'Orrec, ce qu'il rendra aux autres, c'est la magie de sa voix, ses poèmes, ses histoires. C'est d'ailleurs la conclusion de ce petit ouvrage très réussi, qu'on peut lire comme une métaphore subtile sur le passage à l'âge adulte, récitée dans une langue à la fois élégante et précise qui sied admirablement bien à la littérature jeunesse.    Dans le second tome, Voix, la perspective s'est quelque peu déplacée. L'histoire cette fois est racontée du point de vue de Némar, une petite ratte de bibliothèque : passion périlleuse lorsqu'on vit dans une ville où posséder un livre est condamnable. Ansul était jadis une cité admirable, riche de nombreux lieux dédiés à l'étude, à la connaissance. C'était avant l'invasion des Alds. Ces nomades du désert croient en la présence de démons dissimulés entre les mots. Aussi proscrivent-ils la pratique de la lecture et de l'écriture, sous peine de mort. La résistance culturelle s'est organisée autour du passemestre Sulver Galva, dont la Maison abrite le fameux sanctuaire des livres hanté  par Némar. Les habitants d'Ansul y cachent le peu d'ouvrages qui ont échappé aux Alds, ainsi que leurs espoirs de libération : une prophétie a annoncé que la renaissance de la ville sortirait de ce gouffre du savoir, d'une image, d'un mot, ou d'un signe. Voilà qu'arrivent des Entres-Terres le poète Orrec Caspro et son épouse, invités à la cour du maître des Alds. Orrec charme les nomades par sa musique et sa poésie. Mais dans la voix du conteur, gît aussi l'étincelle qui saura éveiller les forces endormies du peuple d'Ansul et le pousser à se révolter contre l'oppresseur.   D'un récit sur le renoncement, Le Guin passe à un récit d'affrontement : un combat de mots. Mots sortis des livres contre mots sortis des bouches. Fictions contre fictions. Combat feutré dans lequel les hommes, littéralement, ne sont que des porte-parole ; dont l'enjeu n'est pas moins déterminant que ceux qui se déroulent sur d'autres champs de bataille ; et dont l'issue n'est jamais véritablement tranchée. Sur cette question vertigineuse, Le guin a l'intelligence de la neutralité, même si sa symbolique semble parfois noyée dans une intrigue trop touffue pour un livre de ce calibre, et qui prend son temps pour se déployer. La peinture de la société d'Ansul, violente, décadente, haute en couleur, occasionne quelques longueurs ; elle est aussi, à bien des égards, plus chaleureuse, plus fascinante que celle des Entres Terres. Rapprochement des contraires, introspection. Tout Ursula Le Guin est là. Comme souvent chez elle, l'essentiel n'est pas dans le scénario, assez riche en rebondissements, mais dans la découverte des rapports qu'entretiennent ses personnages, dans leurs pensées et leurs travaux quotidiens, dans cette somme de petits rien qui vont des vies, des nations, des mondes. Une lecture essentielle pour les ados qui n'en peuvent plus de Percy Jackson et de Tara Duncan...    Sam Lermite Galaxies - numéro 12

Le Guin - Chroniques des Rivages de l'Ouest - Galaxies n°12

On ne présente pas Ursula Le Guin. Sa bibliographie parle pour elle. Les romans de cette grande dame de la SFF, imprégnés de son goût pour la découverte et l'exploration de sociétés étrangères, visent toujours à cerner, dans le chaos des formes, la constante qui est au coeur de toute vérité humaine. On l'appelle parfois religion, ou plus simplement : lien. Les êtres de La Guin, comme dans le vrai monde, sont liés par le besoin de croire aux fictions qu'ils se créent.

Le cycle des Rivages de l'Ouest, qui fait plus qu'évoquer les lumières et les couleurs du monde de Terremer, est une oeuvre de la maturité, où le ton, la distance, la langue posée définissent les personnages et les situations :

Dons, premier volet de la trilogie, est un conte sur le renoncement. Dans les collines des Entre-Terres, vivent des tribus dont certains membres sont doués de pouvoirs surnaturels. D'un mot, d'un geste, d'un regard - comme le jeune Orrec Caspro, figure centrale du roman - ils peuvent créer ou détruire. Face à cette incertitude, le pays vit dans une sorte d'équilibre de la terreur. Orrec a hérité de son père d'un don sauvage de destruction qu'il n'a pas voulu et qu'il ne sait pas maîtriser. Etouffé par la menace constante que représente cette puissance incontrôlable, il décide de se bander les yeux, renonçant à son don mais aussi à son destin, au milieu social qui l'a vu naître. Commence dès lors pour lui un étrange parcours initiatique, fait de déchirements, d'errements, de rencontres décisives. Accompagné de Gry, la belle charmeuse d'animaux, il apprendra à creuser son sillon dans la chair d'un monde qui, pour lui être devenu étranger, n'en reste pas moins la matière sombre avec laquelle on forge des rêves.
Ce roman est la parfaite illustration littéraire d'une réflexion engagée par Marcel Mauss, à l'occasion de son essai sur la signification sociale du don. Comme son illustre aîné, Le Guin montre que le don dans les sociétés tribales n'est pas un acte gratuit, mais qu'il obéit plutôt à une logique propre, et comporte une obligation de réciprocité. Le don est créateur de lien : le don oblige celui qui le reçoit, qui ne peut se libérer que par un contre-don. Pour Mauss, le don comportait trois étapes : l'obligation de donner, l'obligation de recevoir et l'obligation de rendre. Ainsi d'Orrec : il y a une contrepartie à son renoncement. La perte (ou le don) du don paternel lui permet d'en recevoir un autre, par sa mère : une qualité d'écoute, une empathie qui se transforme peu à peu en art de conter, de recréer en imagination ce que ses yeux ne peuvent plus voir. Le contre-don d'Orrec, ce qu'il rendra aux autres, c'est la magie de sa voix, ses poèmes, ses histoires. C'est d'ailleurs la conclusion de ce petit ouvrage très réussi, qu'on peut lire comme une métaphore subtile sur le passage à l'âge adulte, récitée dans une langue à la fois élégante et précise qui sied admirablement bien à la littérature jeunesse. 
 
Dans le second tome, Voix, la perspective s'est quelque peu déplacée. L'histoire cette fois est racontée du point de vue de Némar, une petite ratte de bibliothèque : passion périlleuse lorsqu'on vit dans une ville où posséder un livre est condamnable. Ansul était jadis une cité admirable, riche de nombreux lieux dédiés à l'étude, à la connaissance. C'était avant l'invasion des Alds. Ces nomades du désert croient en la présence de démons dissimulés entre les mots. Aussi proscrivent-ils la pratique de la lecture et de l'écriture, sous peine de mort. La résistance culturelle s'est organisée autour du passemestre Sulver Galva, dont la Maison abrite le fameux sanctuaire des livres hanté  par Némar. Les habitants d'Ansul y cachent le peu d'ouvrages qui ont échappé aux Alds, ainsi que leurs espoirs de libération : une prophétie a annoncé que la renaissance de la ville sortirait de ce gouffre du savoir, d'une image, d'un mot, ou d'un signe. Voilà qu'arrivent des Entres-Terres le poète Orrec Caspro et son épouse, invités à la cour du maître des Alds. Orrec charme les nomades par sa musique et sa poésie. Mais dans la voix du conteur, gît aussi l'étincelle qui saura éveiller les forces endormies du peuple d'Ansul et le pousser à se révolter contre l'oppresseur.
 
D'un récit sur le renoncement, Le Guin passe à un récit d'affrontement : un combat de mots. Mots sortis des livres contre mots sortis des bouches. Fictions contre fictions. Combat feutré dans lequel les hommes, littéralement, ne sont que des porte-parole ; dont l'enjeu n'est pas moins déterminant que ceux qui se déroulent sur d'autres champs de bataille ; et dont l'issue n'est jamais véritablement tranchée. Sur cette question vertigineuse, Le guin a l'intelligence de la neutralité, même si sa symbolique semble parfois noyée dans une intrigue trop touffue pour un livre de ce calibre, et qui prend son temps pour se déployer. La peinture de la société d'Ansul, violente, décadente, haute en couleur, occasionne quelques longueurs ; elle est aussi, à bien des égards, plus chaleureuse, plus fascinante que celle des Entres Terres. Rapprochement des contraires, introspection. Tout Ursula Le Guin est là. Comme souvent chez elle, l'essentiel n'est pas dans le scénario, assez riche en rebondissements, mais dans la découverte des rapports qu'entretiennent ses personnages, dans leurs pensées et leurs travaux quotidiens, dans cette somme de petits rien qui vont des vies, des nations, des mondes.

Une lecture essentielle pour les ados qui n'en peuvent plus de Percy Jackson et de Tara Duncan...   

Sam Lermite
Galaxies - numéro 12
Publié le 28 juillet 2011

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