Le
travail d'Orville, dans le vicomté d'Hautterre, n'est pas bien
passionnant : le vicomté est coincé contre les montagnes, la
population tranquille, les étrangers rares. Bref : il ne s'y passe
rien. Alors, évidemment, quand deux enfants sont enlevés dans des
circonstances étranges, par d'encore plus étranges personnes,
tous les gardes sont dans les starting-block.
Promu capitaine-ambassadeur-militaire, un grade lui donnant à peu de
choses près tous pouvoirs, Orville est lancé aux
trousses des ravisseurs. Seulement, voilà : il doit juste les
suivre, faire des comptes-rendus détaillés dans un grand livre, mais
surtout ne pas les attaquer. Facile, non ?
Eh bien, pas tant que ça, car Orville va se retrouver aux prises avec de multiples problèmes, dont le rapt sera (peu ou prou) le
moindre.
Le Sang des 7 rois
se présente donc, dès le départ, comme un roman de fantasy assez
classique : un royaume féodal, un souci, une quête à accomplir. Et
c'est donc là (disons 30 pages après l'incipit), que tout se corse. Si
l'ambiance générale est familière, l'histoire, elle, ne
l'est pas.
La société des sept royaumes (répartis sur un continent quasi
circulaire, autour d'une mer intérieure) semble entièrement fondée sur
la préparation à un probable affrontement entre les nobles et
des rebelles au sang bleu dotés de pouvoirs d'ordre magique (et à ne
pas confondre avec les nobles, donc). Sur cette toile de fond, la quête
(un peu désespérée) d'Orville, à la suite de qui nous
embarquons pour un vaste périple, rythmé par ses rapports écrits
dans son journal de bord. Au premier abord, on ne s'attend pas du tout à
ce genre d'histoire, ni à ce traitement : on suit un
personnage unique, qui lui-même ne sait pas bien ce qu'il fait, dans
un contexte on ne peut plus complexe.
Il faut longtemps avant que l'on ne comprenne où l'auteur veut en
venir : la quête est monotone, l'ambiance morose, les personnages
dépités. Heureusement, ce n'est pas le cas du lecteur qui, dans
l'expectative, se ronge les sangs en suivant Orville. Régis Goddyn
sait parfaitement comment nous faire mariner : le point de vue d'Orville
est central et, comme lui, on avance avec des œillères.
L'auteur livre, de temps en temps, des scènes qui éclairent telle ou
telle facette de l'intrigue, mais qui obscurcissent rapidement les
autres. Alors on attend, on lit, on se pose des questions,
et on cherche. Là où l'auteur fait très fort, c'est que ce n'est
absolument pas frustrant. On est comme entraîné dans cette narration
biaisée, qui prend son temps, et qui nous roule habilement
dans la farine, tout en nous donnant affreusement envie d'en savoir
plus. Le récit est plein d'un suspens savamment entretenu, dense et
complexe à souhait. Gare à toi, lecteur distrait : une
seconde d'inattention pourrait te coûter une bonne compréhension. La
frontière est parfois un peu floue entre les différentes factions et,
en lectrice distraite, j'ai dû revenir plusieurs fois en
arrière pour me remémorer qui était qui, au juste, dans cet
embrouillamini de comploteurs.
Plus on avance, plus l'on sent que l'on va vers quelque chose
d'extrêmement travaillé et conséquent : le roman est tout de même prévu
en sept tomes et ce premier opus laisse aisément deviner
qu'il y a matière pour les suivants. Arrivés à la fin, on a une
vision un peu plus claire des différents enjeux, tout en étant dans le
cirage pour un certain nombre de points : on a tout à fait
l'impression d'avoir levé un coin de voile sur un intrigue complexe,
que l'on discerne dans les grandes lignes, tout en soupçonnant de
n'avoir qu'entraperçu les tenants et aboutissants de
l'affaire. Comme je le disais plus haut, ce n'est ni frustrant, ni
décourageant. En revanche, c'est terriblement intrigant : sans être sur
les charbons ardents, on tourne la dernière page avec la
furieuse envie de savoir ce que nous réserve le tome suivant,
d'autant que les scènes ont tendance à aller en s'assombrissant, ce qui
laisse à penser que la suite (qui sort le mois prochain et dont on espère qu'elle transformera l'essai du tome 1) sera de plus en plus complexe, et le futur des sept royaumes assez funeste.
Ce choix de narration, focalisée sur un personnage central, réduit
le nombre de protagonistes. On suit essentiellement Orville, donc, ainsi
que Rosa, jeune femme traquée. D'autre personnages
importants gravitent autour de ces deux figures qui, au premier
abord, semblent n'avoir que peu de points communs. Ce choix, donc,
permet d'avoir des personnages très fouillés, complexes, et
qu'il est facile de comprendre et suivre dans leurs pérégrinations.
Les décors sont à l'avenant : soignés, minutieux, on se promène dans
un univers que l'on sent solide, bien pensé, dense - à l'aune des
relations politiques et des diverses manigances qui s'y
trament.
Le début semblera certainement un peu long aux lecteurs préférant
les démarrages en fanfare, mais la façon dont Régis Goddyn pose son
décor, ses personnages et la trame politique de son histoire
valent vraiment le détour. Le rythme est maîtrisé, et très
entraînant : même s'il ne se passe pas grand chose au début, on meurt
d'envie de connaître la suite, les tenants et aboutissants de
cette sombre affaire qui se développe doucement mais sûrement et,
bien que la confusion entre les différentes factions soit fréquente, on
finit par s'y retrouver (ou du moins, on espère s'y
retrouver suffisamment pour ne rien rater dans le second tome). Les
personnages sont fouillés, le décor splendide de précision (sans que le
lecteur étouffe sous des tonnes d'éléments inutiles et
purement décoratifs, détail qui a son importance), le mystère est
omniprésent, et le suspens brillamment maintenu : on ne s'ennuie pas une
seule seconde !
En bref, vous voulez de la fantasy sans grosses ficelles, amoureusement préparée (et par un auteur français) et qui change de l'ordinaire ?
Le Sang des 7 rois est tout ça à la fois ; vous n'avez plus aucune raison de passer à côté !