Une intrigue solidement ficelée, des personnages bien campés, une attention toujours soutenue du premier au dernier chapitre, une narration habilement construite et d’une efficacité sans failles achèvent de faire du space opera un genre des plus désirables, servi qui plus est par une traduction des plus opportunes.

Trilogie de l'interdépendance - lefictionaute.com
Article Original

Thématique

Sous ces aspects de space opera décomplexé, La Trilogie de l’Interdépendance pose un certain nombre d’enjeux et de considérations au capital fort séduisant. En témoigne la réflexion gravitant autour de la disparition du Flux conduisant à l’isolement forcé des différents systèmes stellaires et à leur disparition programmée. Le lecteur curieux ne manquera pas de souligner les impasses d’un modèle économique reposant tout entier sur les vertus d’apparat des positions monopolistiques. Les systèmes stellaires de Scalzi ne pouvant plus bénéficier des voies de transport et de commerce que le Flux leur offrait sont ainsi condamnés à un rapide déclin, avec le chaos comme seul horizon. Ces fins de civilisation sciences-fictives ne sont pas sans rappeler les nombreuses autres fins de règne dont notre histoire réelle n’est malheureusement pas avare.
En témoigne dans notre imaginaire collectif l’Île de Pâques, dont le drame civilisationnel trouve justement son origine dans une géographie bien éloignée des routes maritimes, handicap auquel se combine celui d’une exploitation irraisonnée des faibles ressources de l’île. Cette double et néfaste conjoncture a conduit à la quasi-extinction de la population, dont les rares survivants n’ont pu que subir les affres d’une terrible involution. Anthropologues et autres collapsologues considèrent généralement qu’une fois les conditions favorables au déclin réunies, l’extinction de telle ou telle structure politique survient dans un laps de temps très court, conduisant les survivants à un changement de paradigme des plus subits et violents.

Nos protagonistes de l’Interdépendance menant leur enquête sur les anciens groupes stellaires ayant vu le Flux disparaître sont arrivés à la même conclusion, la disparition programmée de leur civilisation s’étant chiffrée en mois et non en années… Indépendamment de l’isolement géographique apparaît un autre facteur de désagrégation, économique celui-ci, à savoir le modèle monopolistique. Si le choix de l’Interdépendance de favoriser les échanges marchands d’ordre monopolistique — les plus à même d’enrichir les nobles familles et autres guildes affairistes — lui a été profitable par temps calme — mille années de prospérité, ce n’est pas rien —, les avantages comparés de ce modèle économique se transforment vite en désavantage criant en temps de crise. Quid de la survie de telle ou telle civilisation, dès lors que le partenariat économique avec les autres acteurs cesse ? La réponse est toujours la même : that’s all folks ! mais point de happy end pour autant… 

Pour s’en convaincre, le lecteur cherchera des réponses pour le moins édifiantes dans l’étude maîtresse du collapsologue et éthologue Jared Diamond, Effondrement. Ouvrage magistral dans lequel l’auteur analyse les causes ayant entraîné le déclin puis la disparition des civilisations. Les causes entendues s’avèrent souvent les mêmes : isolement géographique et surexploitation des ressources, laquelle combinaison conduit souvent à des migrations à grande échelle, destructrices des équilibres humains et environnementaux. En témoignent les Vikings au Groenland, les Indiens Pueblos du Sud-Ouest américain, ceux du sanctuaire de la ville de Machu Picchu, les îliens de l’Île de Pâques, les Akkadiens de l’ancienne Mésopotamie et de bien d’autres encore. Lecture salvatrice pour comprendre les enjeux de notre modernité dont le modèle économique en surchauffe constante montre de-ci de-là quelques épiphénomènes pour le moins inquiétants. L’actualité récente liée à la crise du Covid se montre en ce sens des plus édifiantes, les acteurs politiques semblant découvrir les affres d’une désindustrialisation massive, rentabilité économique oblige… Dérèglementations économique, sociétale et environnementale érigées comme dogme d’État commencent à montrer leur faiblesse conceptuelle. Au regard des études menées par Jared Diamond — et de ses conclusions un tantinet anxiogènes —, nos amis de l’Interdépendance ont quelques soucis à se faire. Et ils ne sont pas les seuls.

Narration

Saluons d’emblée l’auteur de nous offrir une trilogie dont la longueur des plus digestes — moins de mille pages — se montre des plus salvatrices en ces temps d’inflation où d’autres narrations brillent davantage par leur embonpoint que par leur intérêt. Le récit témoigne ainsi d’un rythme des plus soutenus, débarrassé de toute fioriture plus ou moins encombrante. Exit également les dispendieuses monstrations propres à l’infodump, procédé narratif dont la surcharge didactique pourrait perdre plus d’un lecteur dans un long et fastidieux exposé scientifique. Si les nerds et autres lecteurs de hard science-fiction se montreront frustrés par un champ lexical si avare en jargon technique, les autres ne manqueront pas de remercier l’auteur de cette économie, mise au profit d’une intrigue et d’une construction intellectuelle digne des meilleurs récits de space opera. En témoignent ces deux passages :

« Le Flux n’a rien d’un fleuve. C’est une structure métacosmologique branaire multidimensionnelle qui croise l’espace-temps local d’une manière complexe sur le plan topographique, sous l’influence partielle et chaotique, mais pas exclusive, de la gravité et où les vaisseaux ne se déplacent pas dans le sens traditionnel du terme, mais tirent simplement parti de sa nature vectorielle par rapport à l’espace-temps local, ce qui, par la libération des lois de l’univers quant à la vitesse, la vélocité et l’énergie, donne aux observateurs extérieurs l’apparence d’un voyage supraluminique. Mais cette description ne vaut rien parce que les langues humaines sont incapables de décrire des phénomènes plus complexes que la construction d’une cabane dans un arbre. Pour présenter correctement le Flux, il faudrait faire appel à des mathématiques d’ordre supérieur que seuls quelques centaines d’êtres humains parmi les milliards qu’en compte l’Interdépendance pourraient comprendre, sans parler de s’en servir pour dresser un exposé compréhensible. »

Ou encore :

« Vouloir décrire les réalités mathématiques qui gouvernaient le Flux dans une langue humaine reviendrait à représenter par la danse le contenu d’un dictionnaire. »

Belles métaphores, esquissant avec une certaine grâce quelques apories conceptuelles propres au langage. Si l’auteur nous fait l’économie d’une certaine linguistique absconse, il se fait plus disert concernant le maniement de l’humour, arme narrative bien connue des lecteurs scalziens. En témoignent là aussi les noms donnés aux vaisseaux de l’Interdépendance : « Si tu veux faire mon bonheur », « Franchement, ma chère », « C’est comme ça », « Ta princesse est dans un autre château », « Smith, Wesson et moi » ou encore « Temps perdu qu’on ne rattrape plus. » Le récit se démarque également par de nombreuses joutes oratoires des plus grisantes. À L’instar de la grivoiserie des plus raffinées de la très peu protocolaire Kiva Lagos, dont le langage pour le moins fleuri et gouleyant fait toujours mouche. L’humour et la justesse de ton font ainsi merveille tout au long du récit, Scalzi se dispensant bien ici d’entraîner le lecteur dans les gouffres du vulgaire ou du potache. Les dialogues, toujours riches de sens participent habilement au rythme enjoué de cette partition interstellaire. La Trilogie de l’Interdépendance donne à voir un récit au rythme soutenu et dont l’intrigue se construit sur des enjeux de pouvoir subtilement orchestrés, dont les femmes sont assurément ici les pièces maîtresses. Au terme de cette trilogie, le maître-mot qui semble bien s’imposer est plaisir. Plaisir de l’auteur (lequel plaide coupable dans son épilogue du dernier opus), plaisir du traducteur (lequel nous assure en avoir pris plus que sa part), plaisir du rédacteur de cette présente chronique (pas de raison que je n’en prenne pas moi non plus !) et plaisir manifeste également chez nombre de lecteurs (au regard des billets des plus gratifiants.) Bref, plaisir à tous les étages pour une trilogie menée tambour battant par un vieux briscard bien rompu à l’exercice.

Lecture

Première trilogie intentionnellement rédigée comme telle, contrairement à la série du Vieil Homme et la Guerre dont les histoires sont indépendantes les unes des autres, Scalzi nous informe en toute fin d’épilogue son contentement à l’égard de cette « expérience inédite », pour laquelle il prit « beaucoup de plaisir à travailler ainsi. » Et nous, simples lecteurs, tout autant à sa lecture. Il est vrai que La Trilogie de l’Interdépendance de manque pas d’atouts.

À commencer par une histoire solidement bâtie et aux ramifications plus complexes qu’il n’y paraît, une galerie de personnages haute en couleur, dont les quelques caractères bien trempés parviennent à échapper à toute grossièreté et autre caricature complaisante et une narration dont la tonalité ne cesse jamais de tenir le lecteur sur le qui-vive. Une combinaison gagnante s’il en est, laquelle hisse ce énième space opera parmi les meilleurs récits du genre. En témoigne pour s’en convaincre le Prix Locus 2018 reçu pour L’Effondrement de l’Empire, dans la catégorie Meilleur roman. Le lecteur sera surtout séduit par la grande cohérence et le soin apportés à la construction de son univers, dont les enjeux politiques constituent l’essentiel de la trame narrative.

Point de bataille spatiale ici ni de gros bras, point de conflits meurtriers non plus — tout au plus une rébellion à peine mentionnée — mais un solide jeu politico-financier dont les méandres et renversements n’auront de cesse de ravir le lecteur ballotté d’un huis clos à un autre. Si les comportements darwiniens des nobles familles se montrent des plus convenus, on sera en revanche agréablement surpris par les modèles politiques offerts par l’Interdépendance, lesquels s’assoient sur une construction religieuse — l’Église interdépendante — savamment orchestrée et d’une crédibilité somme toute efficiente, traduisant toute la complexité des enjeux de pouvoir entre l’institution religieuse et l’institution séculaire. Justesse de ton également concernant l’enjeu principal de la trilogie, savoir les enjeux existentiels et philosophiques rattachés à une fin du monde annoncée comme imminente, confrontant les protagonistes à devoir reconsidérer leurs priorités. Outre cette alchimie des plus réussies, Scalzi fait également preuve d’une belle originalité au travers de la salle aux souvenirs, singulière création qui ferait pâlir les prospectivistes les plus déjantés de nos GAFAM.

Mises bout à bout, l’ensemble des qualités de cette trilogie ne peuvent que participer au sincère plaisir de lecture que tout lecteur ne manquera pas d’éprouver. Une intrigue solidement ficelée, des personnages bien campés, une attention toujours soutenue du premier au dernier chapitre, une narration habilement construite et d’une efficacité sans failles achèvent de faire du space opera un genre des plus désirables, servi qui plus est par une traduction des plus opportunes. Et cerise sur le gâteau, Scalzi nous offre, par-delà la rocambole propre au genre, une réflexion sur notre condition humaine et sa finitude. Laquelle ne manquera pas de nous rappeler à elle, au terme de notre aventure terrestre — voire céleste, si le temps nous est donné de gravir les étoiles…

Franck Brénugat - lefictionaute

Publié le 2 juin 2021

à propos de la même œuvre