Un très beau roman sur la féminité, une perle d’écriture et de narration.

Méduse - Yozone
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Sixième roman de Martine Desjardins, Méduse est bluffant de maîtrise. Le récit a posteriori, à la première personne, en adresse directe au lecteur ou un mystérieux interlocuteur, est découpé en courts chapitres, rarement plus d’une poignée de pages. Si Méduse respecte la chronologie, chaque temps fort, chaque traumatisme, chaque expérience est clairement séparée, comme autant de souvenirs extraits de sa mémoire.

La narratrice multiplie les noms pour ses yeux maudits : Difformités, Monstruosités, Accablances, Révoltances, Défigurations... pas deux fois le même terme, à chaque fois adapté à ce qu’ils provoquent chez les autres, la façon dont ils influent sur son sort et son quotidien. Méduse est un roman sur la honte et la culpabilité. Depuis toute petite, brimée, dressée par sa mère à se cacher, Méduse se mésestime, pense ne rien valoir, ne rien mériter.
Peu à peu, tandis que ses yeux développent de nouvelles parades à chaque frein qu’on leur (et lui) impose, cécité, masque, douleur, violence... elle prend conscience de son pouvoir. Et comme elle est un peu plus savante que certaines potiches, du fait d’une enfance enfermée avec des livres pour seuls compagnons, elle comprend vite que les travers et les perversions des bienfaiteurs sont un moyen d’acquérir du pouvoir et peut-être, gagner sa liberté.

Méduse est un roman initiatique fort. La gamine à la tête baissée se découvre une force là où les autres pointaient un défaut. Le temps passant, elle découvre aussi, avec une certaine honte (un motif récurrent, donc) que ses yeux sont aussi une source de plaisir. Les pages défilant, la métaphore avec l’épanouissement sexuel est on ne peut plus explicite, jusqu’à la révélation finale, faisant d’elle l’incarnation de la Femme, puissante, face au pouvoir masculin qui cache sa terreur sous une violente domination. Sa vengeance sur les bienfaiteurs sera à la hauteur de leur perversité.
Si quelques chapitres durant l’on s’imagine ces notables abusant sexuellement les pensionnaires difformes, Martine Desjardins nous surprend : au contraire, ces hommes, capitaines d’industrie ou dirigeants publics profitent des murs de l’institut pour retomber en enfance et se comporter comme de sales gamins, comme s’ils ne leur avaient pas assez tiré les couettes dans leur jeunesse.

De fait, de la perversité des hommes à l’isolement de l’Athénaeum, en passant par tout le vocabulaire souvent soutenu de Méduse, on hésite à dater l’action. Méduse a tout du roman gothique, avec son armateur parti pour un an, son manoir qui cache au Monde les taches dans la génétique de leurs bienfaiteurs... Quelques détails, un pyjama orné de fusées, certains jouets, les voitures... jamais décrites, laissent la possibilité au lecteur de déplacer l’action jusqu’à, peut-être la seconde moitié du XXe siècle. Mais ne préfère-t-on pas le déclarer intemporel, dans un XIXe de fantasy entre Jane Austen et Anne Rice ?

Chaque chapitre de Méduse est une bouffée de noirceur, concentré de honte d’elle-même, de dépravation de l’espèce humaine - car rares sont les personnages à sauver, et une pincée de lumière, d’espoir nocif, tandis que ses Difformités, ses Suppôtes, ses Lamies gagnent en puissance, appelant un retour de flamme, une vengeance qui la consumerait également. De fait, elle pèche par excès de confiance et frôle la chute plus bas que terre, entre les griffes de ses bourreaux, et ne doit sa liberté qu’au courage, enfin, d’affronter ce qu’elle est.

Homme ou femme, Méduse vous remue en profondeur. Chaque rencontre avec une représentation de la Méduse mythologique est l’occasion de poser la dualité du pouvoir féminin, ses forces et ses faiblesses, dictées par les mâles. A chaque fois, Méduse s’interroge sur elle-même, interroge le mythe, et nous au travers.

Un très beau roman sur la féminité, une perle d’écriture et de narration.

Publié le 27 décembre 2023

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