C’est dans le bourg paumé de Torpa que Sacha entonnera l’hymne des étudiants, à « l’Institut des technologies spéciales ». Pour y apprendre quoi ? Allez savoir. Dans quel but et en vue de quelle carrière ? Mystère encore. Il faut dire que son inscription ne relève pas exactement d’un choix : on la lui a imposée… Comment s’étonner dès lors de l’apparente absurdité de l’enseignement, de l’arbitraire despotisme des professeurs et de l’inquiétante bizarrerie des étudiants ? A-t-on affaire, avec Vita nostra, à un roman d’initiation à la magie ? Oui et non. On évoque irrésistiblement la saga d’Harry Potter et plus encore Les Magiciens de Lev Grossman. Mêmes jeunes esprits en formation, même apprentissage semé d’obstacles. Mais c’est sur une autre terre et dans une autre culture, slaves celles-là, que reposent les fondations d’un livre qui nous rappellera que le Verbe se veut à l’origine du monde. Les lecteurs de fantasy occidentale saturés d’aspirations à l’héroïsme tous azimuts en seront tourneboulés.
Vous êtes face à un choix : soit errer à jamais entre des rêves effrayants et une réalité cauchemardesque, soit vous prendre en main, accomplir sereinement ce qui vous est demandé et poursuivre une vie normale.
Si les écrits de Marina et Sergueï Diatchenko sont particulièrement réputés en Europe de l’Est, les deux auteurs originaires d’Ukraine sont, en revanche, presque totalement inconnus en France. Ou du moins était-ce le cas, avant la publication par les éditions L’Atalante du premier tome des « Métamorphoses », une trilogie parue à l’origine en 2007 et dont les deux autres volumes (Numérique, ou brevis est et Migrant, ou brevi finietur) devraient être édités dans les mois à venir. Le roman met en scène une jeune fille originaire d’Europe de l’Est, Alexandra Samokhina (surnommée Sacha), qui, alors qu’elle est en vacances sur la côte avec sa mère, fait la rencontre d’un homme étrange qui lui prête une attention oppressante. Pour une raison qu’elle ignore, ce dernier la terrifie, et elle fait son possible pour s’en tenir éloigner. Mais l’homme aux lunettes noires ne se laisse pas décourager et finit par réussir à aborder la jeune fille à qui il confie une mission simple mais peu banale. Chaque jour, Sacha devra se lever à quatre heure du matin et aller se baigner, nue, dans la mer avant de rentrer chez elle. Nulle perversion là-dedans, la rassure l’homme, seulement un entraînement à la discipline et la ponctualité. Sans qu’aucune véritable menace ne soit verbalisée, Sacha sait que sa mère courre un grave danger en cas de désobéissance, et c’est donc la mort dans l’âme qu’elle accepte. Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’il ne s’agit là que de la première d’une longue série d’épreuves qui la conduiront à l’institut des technologies spéciales, une école d’un genre très particulier situé dans une toute petite ville quasiment absente des cartes : Torpa. Adieu les rêves d’indépendance et de grandes écoles : Sacha n’a pas le choix et doit se résigner à rejoindre cet institut peuplé de professeurs plus étranges les uns que les autres et d’élèves qui semblent tous souffrir de malformation ou de désordres mentaux. Voilà, pour résumer, l’intrigue de départ de ce roman aussi déconcertant que passionnant et pour lequel je ne m’attendais pas à avoir un aussi gros coup de cœur.
« Un Harry Potter pour adulte ». Voilà, en gros, ce qu’on est tenté de penser à la lecture de la quatrième de couverture qui met d’ailleurs volontairement l’accent sur la comparaison avec l’œuvre de J. K. Rowling. Or, si les deux romans traitent bien de la formation « magique » d’un jeune prodige dans une école spécialisée, la ressemblance s’arrête là. L’institut des technologies spéciales de Torpa n’a, en effet, rien à voir avec Poudlard qui passerait plutôt ici pour une sympathique colonie de vacances. Contrairement à celle d’Harry, la formation de Sacha est brutale, les conditions de vie médiocres, et les conditions d’apprentissage proches de celles qu’on trouverait dans un goulag. Ainsi, les élèves ignorent (presque) tout de ce qu’on leur enseigne, leur première année ne consistant qu’en la mémorisation d’un manuel étrange, le module textuel, dont ils ne comprennent pas un traître mot. On serait en droit de considérer cette incompréhension comme un obstacle majeure à l’apprentissage, mais il n’en est rien. Aussi étrange que cela puisse paraître, les professeurs sont toujours en mesure de distinguer les élèves qui ont « travaillé » sur le texte des autres. Déroutant ? Pour le moins, et dites-vous bien qu’il ne s’agit là que d’une des bizarreries de ce roman qui déstabilise complètement le lecteur. N’allez cependant pas croire que l’ouvrage ne reposerait que sur de l’enfumage et serait difficile à décrypter, c’est tout le contraire. Le récit se lit en effet avec une facilité et une fluidité déconcertante tant on est avide d’avoir enfin des réponses à toutes nos interrogations. Qu’étudie exactement Sacha ? Qui sont réellement ses professeurs et quelle est l’étendue de leur pouvoir ? En quoi consistent ces capacités exceptionnelles dont la dotent les enseignants de l’institut et qui l’isolent de ses camarades ? Autant de mystères qui titillent la curiosité du lecteur, quitte à lui faire passer la nuit sur le roman tant le désir de comprendre est impérieux et l’histoire bien construite (le roman est découpé en trois partie mais il n’y a pas de chapitres, seulement un astérisque pour séparer le texte et indiquer un changement de lieu ou de temps, ce qui encourage à continuer encore et encore la lecture).
A la qualité de l’intrigue et de la plume des auteurs s’ajoute celle des personnages, et notamment de Sacha, une héroïne inoubliable et profondément attachante. Difficile en effet de ne pas se lier d’affection pour cette jeune fille avide d’apprendre et soucieuse de son entourage, qui se retrouve prise malgré elle dans une spirale qui l’entraîne toujours un peu plus loin des siens. La relation qu’elle entretient avec sa mère est particulièrement touchante, et les conflits que son éloignement forcé ne manquent pas de créer nous paraissent d’autant plus douloureux. Les rapports qu’entretient Sacha avec les autres élèves de l’institut se situent également au cœur du récit, et c’est cette importance accordée à l’amitié et aux dépassements de soi qu’elle permet qui contribue à faire à nouveau le lien avec les romans de J. K. Rowling. Les relations sont toutefois beaucoup plus ambiguës et surtout plus adultes, puisqu’on a affaire à des adolescents proches de la majorité et dont davantage concernés par des problématiques comme la sexualité, l’alcool ou la drogue. Le paradoxe est d’ailleurs très étonnant entre des scènes qui relèvent de la banalité de la vie étudiante (fêtes, liaisons amoureuses, disputes entre colocataires…), suivies aussitôt après de passages presque glaçants dans lesquels Sacha se voit rappeler à l’ordre. Ainsi, quand bien même certains élèves ou certaines situations parviennent à nous faire oublier l’espace d’un instant l’endroit dans lequel se trouve l’héroïne, l’angoisse et la peur finissent toujours par refaire surface, et souvent de manière inattendue. Les transformations que subit la jeune femmes sont notamment impressionnantes, tant sur le plan physique que psychologique, à tel point qu’on en vient à éprouver une sorte de fascination morbide pour ces mutations tour à tour merveilleuses ou effrayantes et dépeintes avec beaucoup de réalisme (un sentiment que j’ai dernièrement éprouvé à la lecture des « Meurtres de Molly Southbourne », à titre de comparaison). La métamorphose saisissante de l’héroïne n’empêche toutefois pas le lecteur de rester profondément attaché à elle, même si cette affection se teinte désormais d’une touche d’effroi et d’admiration. Les personnages secondaires sont d’ailleurs nombreux à susciter eux aussi des sentiments contradictoires. C’est le cas évidemment des professeurs, qui adoptent un jour des allures de tortionnaires, et le suivant celles d’un pédagogue bienveillant, mais aussi des élèves pour lesquels on alterne là encore entre sympathie, pitié, rancœur ou dégoût.
Avec Vita Nostra Marina et Sergueï Diatchenko signent un roman étrange et déroutant mais aussi remarquable, tant par sa construction que par sa manière de se réapproprier des thématiques éculées en fantasy (l’enfant prodige, l’école de magie…). Si le contexte russe n’est évidemment pas étranger à la perte de repères éprouvé par le lecteur, celle-ci tient aussi et surtout à l’habilité avec laquelle les auteurs parviennent à entretenir le mystère concernant la nature de l’enseignement dispensé à cette jeune héroïne touchante et courageuse, tout en prenant garde à préserver la fluidité du récit. Un gros coup de coeur !
Le bibliocosme