Si le lecteur accepte de lâcher prise, s’il se soumet à l’idée d’abandonner tout sentiment de sécurité, cette lecture se révélera une vraie et belle plongée en lui-même et dans le pouvoir des mots.

Le pouvoir des mots

Sacha, jeune adolescente de 17 ans à peine, est recrutée par Farit afin d’intégrer l’Institut des technologies spéciales de Torpa, bourgade provinciale russe tellement reculée qu’on n’y arrive jamais par hasard. Qu’apprend-on dans cet institut ? À quelle carrière sera prédestinée Sacha ? Le lecteur n’en saura jamais rien. Mais de toute façon l’intérêt de ce roman atypique n’est pas là. Loin de là…

Le recrutement de Sacha n’est déjà pas banal : Farit exige de Sacha qu’elle aille d’abord nager tous les matins nue dans la mer, sur son lieu de vacances, avant de la forcer à aller courir dans un parc en bas de chez elle à son retour à son domicile. Sacha veut refuser les épreuves imposées par Farit. Mais cet homme lui inspire une telle peur qu’elle s’exécute docilement. Cette peur des conséquences d’un éventuel refus de sa part continuera de hanter Sacha tout au long de ses études dans cet obscur institut…

Le plus grand mystère entoure d’ailleurs cet institut : les matières enseignées sont étranges, ce qu’on demande aux étudiants est étrange, les étudiants eux-mêmes deviennent étranges, touchés dans leur chair autant que dans leur psychisme. Et force est de constater que les auteurs, s’il est bien naturel et assez courant de maintenir leurs personnages dans un flou plus ou moins total quant aux tenants et aux aboutissants du récit, prennent un malin plaisir à faire de même avec le lecteur. À faire même pire : si d’habitude le lecteur dispose de clefs de compréhension inaccessibles aux personnages, « Vita Nostra » inverse complètement la situation, rendant le lecteur plus aveugle que les personnages. Ces derniers apprennent et s’entraînent dans des manuels auxquels le lecteur n’a pas accès ; ils réalisent des exercices pratiques devant leurs professeurs que les descriptions des auteurs ne permettent pas au lecteur de conceptualiser.

Il revient donc au lecteur d’accepter pleinement et simplement de se laisser emmener par les auteurs sans pour autant savoir où il va, comment il y va ni comment il y arrivera.

[…]

C’est donc avant tout et essentiellement un roman d’initiation et d’apprentissage. La force de l’histoire de Marina et Sergueï Diatchenko explose littéralement dans la tête du lecteur que celui-ci comprend qu’il n’est ni plus ni moins qu’un élève de l’institut de Torpa. L’étudiant de l’institut n’est ni plus ni moins que le produit de ce qu’il fait de ses exercices : le lecteur n’est ni plus ni moins que ce qu’il retire de sa lecture. Petit à petit se forge ainsi dans l’esprit du lecteur la certitude que le livre qu’il tient entre ses mains n’est ni plus ni moins que lui-même un manuel d’apprentissage et que les chapitres qu’il lit ne sont ni plus ni moins que les exercices proposés aux étudiants de Torpa…

Si les étudiants de Torpa ne peuvent rester « intacts » au fil de leur apprentissage, ainsi en va-t-il du lecteur, peu à peu happé dans le récit, peu à peu rattrapé par les interrogations qui se dégagent du texte de Marina et Sergueï Diatchenko qui tourne tout autour du pouvoir des mots. Il ne s’agit pas d’un simple pouvoir d’évocation mais d’un réel pouvoir permettant d’agir sur la réalité. La littérature est alors une arme permettant de soumettre la tangibilité des êtres et du temps. Ce n’est ni plus ni moins que le pouvoir de la littérature…

Si le lecteur accepte de lâcher prise, s’il se soumet à l’idée d’abandonner tout sentiment de sécurité, cette lecture se révélera une vraie et belle plongée en lui-même et dans le pouvoir des mots.

Publié le 27 novembre 2019

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