Vita Nostra. Je ne sais pas encore très bien comment je vais pouvoir me remettre de ce roman. A la fin du résumé de l’éditeur il est noté « les lecteurs de fantasy occidentale saturés d’aspirations à l’héroïsme tous azimuts en seront tourneboulés ». Rien ne m’a jamais paru aussi réel, vrai, que cette phrase là.
Voilà un coup de cœur auquel je ne m’attendais pas. Pas du tout. Parce que ce roman fait passer tous les autres romans de fantasy (au sens élargi du terme) pour de la pacotille, des jouets pour enfant, des broutilles. Je n’ai jamais eu autant d’affection pour un personnage, autant de tension, d’appréhension, et l’irrésistible besoin d’apprendre. Parce qu’on parle bien ici d’un apprentissage. Comme si les auteurs ukrainiens avaient voulu déconstruire le monde.
Vous êtes face à un choix : soit errer à jamais entre des rêves effrayants et une réalité cauchemardesque, soit vous prendre en main, accomplir sereinement ce qui vous est demandé et poursuivre une vie normale. Bien sûr, vous pouvez dire « Ce n’est qu’un rêve » et vous réveiller de nouveau. Et notre rencontre se rejouera encore, avec des variations. Mais à quoi bon ?
On y suit une jeune fille de 16 ans, Alexandra Samokhina, surnommée Sacha (la première fois qu’on l’appelle Alexandra j’ai vraiment pas compris). La voilà à la mer, à manger des pirojkis avec sa mère. Le temps est différent à l’intérieur de l’eau, il est aquatique, étiré. Elles passent leur temps entre baignade, petits déjeuners et rires. Le monde est insouciant et les choses peuvent être renommées à leur guise. Les rues trouvent des noms-merveilles et tout se déguste, saveur glace et sable. Tout se passe bien comme se passent toutes les vacances arrachées in extremis. Pourtant, l’arrivée d’un homme dans son quotidien va bouleverser sa perception du monde. Bientôt, elle devra se baigner nue dans la mer à 5h du matin, courir autour d’un parc et faire ses besoins dans les fourrés. Jusqu’à ce qu’elle aie craché toutes les pièces d’or qu’il lui demande.
Rue « Qui-mène-à-la-mer », ce fut ainsi que Sacha décida de l’appeler. Les petites plaques qui portaient le nom mensonger de cette voie, un mot simple et repoussant, n’avait aucun sens. Il arrive que les gens donnent des noms stupides à des choses merveilleuses, et inversement…
Cela vous semble déconcertant ? Ça l’est. Tout ce roman est un puits sans fond de choses plus ou moins ahurissantes. Du crachage de pièces d’or. A l’apprentissage de paragraphes incompréhensibles. Aux métamorphoses reptiliennes, chitineuses, aériennes de Sacha. Des écailles, des plumes. Du violet, du rouge, des noirs abyssaux et des silences sépulcraux. On y retrouve cette rupture radicale entre le monde commun, de son ancienne vie, et le monde magique, hallucinant de son institut des « technologies spéciales ». La même rupture que l’on retrouve dans Harry Potter ou Les Magiciens. La comparaison n’est pas anodine. Mais j’ai comme l’impression que Vita Nostra les a déjà dépassés. Parce qu’il est peut-être plus adulte. Parce que l’héroïne est tellement attachante. C’est rare, surtout en fantasy que je m’attache aux personnages mais là… Sacha montre autant de vulnérabilité que de ténacité, de courage que de lâcheté. Elle est à la fois lumineuse, et pleine de peurs qui l’assaillent au quotidien. Sans parler de sa relation avec sa mère qui défie les lois même de l’Institut, sans le savoir. Belle, grande, rempli de ces conflits d’adolescente-adulte. C’est tout son monde, le monde, qui se construit et se déconstruit autour d’elle, dans un paradoxe parfois difficile à suivre. Paradoxe des cours d’anglais et de mathématiques face aux cours de spécialité. Paradoxe des fêtes, des liaisons amoureuses ou amicales et de l’institut lui même.
Le monde tel que vous le voyez n’existe pas. Quant à l’image que vous vous en faites, n’en parlons pas. Certaines choses vous paraissent évidentes et acquises, pourtant elles n’existent pas.
Le roman est étrange, déconcertant, dépaysant. C’est assez effrayant de ressentir cette force d’attraction de la part d’un roman, la même force, peut-être, que ressent Sacha devant ses exercices de spécialité qui la pousse à les enchaîner à une vitesse folle quitte à se mettre en danger. Oui, parce que le roman n’est pas tendre avec l’héroïne ni avec ses camarades. Au contraire, il a un côté violent, rude, froid, qui n’est pas sans rappeler ce qu’on a pu nous enseigner sur les goulags, à coup de bourrage de crâne, d’enseignement sans explications, d’exercice à répéter inlassablement, jour après jour, nuit après nuit. Sans parler de la présence de cet homme qui l’a embarquée dans toute cette histoire et qui provoque tension, crispation à sa simple évocation.
Il est également complètement surprenant la manière dont est écrit le récit. Surprenant car étrangement juste. Tout apparaît ici avec une clarté, une précision chirurgicale, autant les phénomènes que doit subir Sacha, que ses émotions, ses larmes, ses envies. En décrivant des choses complètement inimaginables, les auteurs nous font entrer dans un univers mouvant, déstabilisant, et pour autant étrangement fascinant. Jusqu’au bout, ils garderont le mystère sur ce qu’apprend Sacha. Jusqu’au bout ils nous entraîneront dans son apprentissage. Jusqu’au bout, on tournera les pages, avides, dévorant ligne après ligne.
Vita Nostra est un roman étrange, déconcertant, touchant. Il est ténébreux et ombrageux et on en ressort avec l’impression étrange d’avoir soit la nausée, soit l’envie de s’enfuir en courant, en bref, de ressortir d’un rêve complètement halluciné. Ce roman donne immensément soif, immensément faim. Et les quelques 525 pages de ce pavé vous donneront envie d’avaler le soleil, le vent, la nuit. Car rien ne vous arrêtera.
C’est vibrant, complètement différent de ce qu’on a l’habitude de lire, et c’est un immense coup de cœur.