"Exodes" est le dernier roman de Jean-Marc Ligny, auteur français de SF devenu au fil des textes le prophète de malheur français du bouleversement climatique, et dont j'avais beaucoup aimé la nouvelle Le porteur d'eau. Europe, futur indéterminé mais proche : nos petits-enfants sont adultes, et ils vivent en enfer. Leur époque se situe après le dernier moment (dont nous approchons à grands pas) où une prise de conscience de la gravité du problème environnemental et une volonté collective de sacrifier le présent pour préserver un peu d’avenir auraient pu amener un infléchissement du fonctionnement de la mondialisation avec décroissance régulée de la prédation humaine sur les ressources naturelles. Ce ne fut pas le cas ; préférence pour le présent quand tu nous tiens. L’accélération du réchauffement et la fin du pétrole, antérieures au roman, ont détruit la plupart des écosystèmes, rendu maintes terres invivables par le feu ou l’eau, provoqué les guerres d’Immigration, détruit les économies, puis les Etats qui subsistaient sur elles, enfin les sociétés. Il fait 100° dans le désert de la péninsule arabe, des vents de 300 km/h soufflent en tempête sur les Kerguelen, des tornades géantes ravagent l’Ouest américain. Heureusement (!), en ces lieux comme en beaucoup d’autres, plus un humain pour assister ou subir le désastre. Ils sont déjà morts, ou ont fui vers la courte, brutale et misérable vie des réfugiés climatiques. "Exodes" raconte un moment de la vie de six personnages (sur)vivants dans ce monde en décomposition sociétale et environnementale terminale : Pradeesh, généticien qui cherche à mettre au point un traitement destiné à prolonger (dans quel but ?) la vie humaine, Mercedes qui trouve consolation en Dieu et dans ses visions hallucinées, Fernando qui part vers le « paradis » nordique et devient en route un Boutefeux, nihiliste et implacable, Paula qui traverse l’Italie à pieds pour trouver le médicament qui peut sauver son fils, Olaf fuyant en bateau vers le Sud pour trouver une nouvelle vie, et Mélanie qui tente de réhumaniser le monde en soignant des animaux blessés. On y verra leur quête, leurs espoirs, leurs rêves chimériques, et ce qui est l’essentiel, leur lutte pour la vie. Car "Exodes" est un roman qui ne parle que de ça, de l’instinct de survie qui pousse les hommes à tout pour quelques instants de vie de plus, même quand tout est perdu, même quand ces instants grappillés sont des instants d’enfer. En lisant "Exodes", on reprend dans la gueule le « sale espoir » de l’Antigone d’Anouilh, et on se remémore ces quelques lignes d’Howard, écrites dans « Nekht Semerkeht », la nouvelle à laquelle son suicide l’a empêché de donner une fin, « Le jeu n’en vaut pas la chandelle ! répéta-t-il. Ah… mais empêcher qu’elle s’éteigne… ». 0 pour Howard, 1 pour la chandelle. Mais 0 aussi pour les héros (victimes ?) du roman. Car il n’y a pas d’espoir dans le monde d’Exodes. Aucun endroit où fuir, aucun havre de paix (même les enclaves ne sont pas invulnérables), aucun espoir d’une amélioration spontanée ou d’un progrès technique fulgurant (qui en serait à l’origine ?) qui règlerait la situation. A long terme, il n’y a rien, et même à court terme, chaque petite victoire de la volonté sur l’entropie et la mort est rapidement remise en cause. Toute joie, toute sécurité n’est que fugace dans un monde où chaque nouveau jour fait tomber de Charybde en Scylla. Températures torrides, eau parcimonieuse, végétation de plus en plus éparse, cultures moribondes, animaux sauvages presque disparus, tempêtes cataclysmiques, zones côtières submergées, poissons rares rendus toxiques par les métaux lourds, maladies tropicales généralisées, prédateurs animaux mais surtout humains. Gangs, pillards, boutefeux, mangemorts, arrachant aux autres le peu de vie qui leur reste pour faire durer la leur. Ceux-là sont comme des bêtes, descendus volontairement de l’arbre de l’évolution, rejoignant les rats, chiens errants et méduses qui prolifèrent, et ajoutant aux malheurs d’une humanité dont ils se sont exclus. Mais le roman n’est pas une confrontation manichéenne entre des monstres et de gentils autres (nous, quoi), ce serait trop confortable pour le lecteur. Pour chaque homme et femme vivant sur cette Terre désolée, la lutte pour la survie est devenue la seule réalité, même si elles prend des formes moins évidemment prédatrices. Des enclaves aux bidonvilles, des petits villages à l’écart des routes aux ruines des grandes villes, chaque humain tente de prolonger sa vie, si nécessaire au détriment de celles des autres. Lutte pour la survie, celle de Pradeesh et Karine, parfaits bobos bien à l’abri dans une enclave protégée, dégoutés par les riches qu’ils servent, et pétris de compassion verbale pour les « outers » bloqués à l’extérieur, mais qui ne quitteraient leur confort pour rien au monde, et sont prêts à sacrifier ceux qui menacent un statu quo dont ils bénéficient. Lutte pour la survie quand Mercedes, la sainte femme, tait son accès à de rares médicaments ou tue pour sauver sa peau. Lutte pour la survie, la sienne et celle de ses enfants, quand Paula accepte de payer avec son corps et de tuer s’il le faut. Mais aussi quand Fernando doit choisir entre la mort et l’endoctrinement, ou Olaf entre un exil aux allures de banissement et les risques d’une guerre civile qui ne peut s’achever que dans l’anthropophagie. Et puis il y a de ces luttes qui n’ont pas de visages attitrés. Les communautés qui se fortifient pour s’isoler de l’extérieur, les pillards prêts à voler tout ce qui leur permettrait de vivre un jour de plus, le troc omniprésent dans un monde où la générosité est devenue hérétique, le stockage et la dissimulation des ressources rares de l’ancien monde. On peut être généreux, une fois, comme une tocade, mais la norme c’est la méfiance, la dissimulation, la préservation, la menace ou le meurtre préventif. C’est à ce prix seulement qu’on peut espérer vivre un jour de plus. Les forts survivent, les faibles meurent ; mais la force n’est pas vraiment dans le corps, elle est surtout dans la tête : c’est l’acceptation de faire ce qu’il faut pour survivre, quoi qu’il puisse en coûter. Dans son "Exodes", dont la couverture de Leraf traduit parfaitement l’ambiance, Ligny est terrifiant parce qu’il est convaincant. Sur les catastrophes qui guettent, et sur lesquelles il y a de moins en moins de doute, même si certains continuent de vouloir croire en une avancée scientifique salvatrice, mais surtout sur la nature humaine. Il suffit d’avoir assisté aux scènes d’émeute autour d’un avion en retard ou de savoir que Mr tout le monde stocke denrées de base et médicaments en cas d’inquiétude pour savoir d’expérience qu’en imaginant le pire, Ligny est sûr de tomber juste. Sous le mince et fragile vernis de la civilisation, l’Homme est un animal agressif, prédateur et sans pitié. Et alors qu’il tire sa révérence, emportant avec lui presque toutes les créatures vivantes qu’il a côtoyées, ses dernières forces lui servent encore à nuire aux autres pour se sustenter. L'auteur livre ici une des meilleures visions de ce qui pourrait être, noire, désespérée, terminale. Alors certes, ce n’est pas le roman parfait ; quelques détails agacent. Des dialogues ou remarques prononcés sous le dôme sonnent faux, par volonté excessive d’expliquer ce que le lecteur comprend très bien sans aide (la page 262 étant terrifiante de ce point de vue). Le dôme justement dont l'approvisionnement en produits technologiques ou rares est assuré par les mythiques et invisibles chinois, ce qui est une pirouette un peu facile (Eschbach montre bien par exemple comment la fin du pétrole anéantit le commerce et, partant, toute production un tant soit peu complexe par manque de ressources, pièces, technologie disponible). Les « méchants » riches sont cachés dans l’enclave de Davos et les « méchants » fascistes ont un portrait d’Hitler ; dommage de voir que dans l’imaginaire français l’image du Diable est toujours la même, ad nauseam, comme au Guignol il y a toujours le méchant Gendarme. Quelques résolutions aussi paraissent rapides, voire miraculeuses : l’évasion de Paula ou les diverses retrouvailles de Fernando. Néanmoins, "Exodes" est un très bon livre, une sorte de « Terre vue du Ciel » du futur, qui devient de facto l’un des ouvrages fictionnels de référence sur le réchauffement. Gromovar

Ligny - Exodes - Quoi de neuf sur ma pile?

"Exodes" est le dernier roman de Jean-Marc Ligny, auteur français de SF devenu au fil des textes le prophète de malheur français du bouleversement climatique, et dont j'avais beaucoup aimé la nouvelle Le porteur d'eau.

Europe, futur indéterminé mais proche : nos petits-enfants sont adultes, et ils vivent en enfer. Leur époque se situe après le dernier moment (dont nous approchons à grands pas) où une prise de conscience de la gravité du problème environnemental et une volonté collective de sacrifier le présent pour préserver un peu d’avenir auraient pu amener un infléchissement du fonctionnement de la mondialisation avec décroissance régulée de la prédation humaine sur les ressources naturelles. Ce ne fut pas le cas ; préférence pour le présent quand tu nous tiens.

L’accélération du réchauffement et la fin du pétrole, antérieures au roman, ont détruit la plupart des écosystèmes, rendu maintes terres invivables par le feu ou l’eau, provoqué les guerres d’Immigration, détruit les économies, puis les Etats qui subsistaient sur elles, enfin les sociétés. Il fait 100° dans le désert de la péninsule arabe, des vents de 300 km/h soufflent en tempête sur les Kerguelen, des tornades géantes ravagent l’Ouest américain. Heureusement (!), en ces lieux comme en beaucoup d’autres, plus un humain pour assister ou subir le désastre. Ils sont déjà morts, ou ont fui vers la courte, brutale et misérable vie des réfugiés climatiques.

"Exodes" raconte un moment de la vie de six personnages (sur)vivants dans ce monde en décomposition sociétale et environnementale terminale : Pradeesh, généticien qui cherche à mettre au point un traitement destiné à prolonger (dans quel but ?) la vie humaine, Mercedes qui trouve consolation en Dieu et dans ses visions hallucinées, Fernando qui part vers le « paradis » nordique et devient en route un Boutefeux, nihiliste et implacable, Paula qui traverse l’Italie à pieds pour trouver le médicament qui peut sauver son fils, Olaf fuyant en bateau vers le Sud pour trouver une nouvelle vie, et Mélanie qui tente de réhumaniser le monde en soignant des animaux blessés. On y verra leur quête, leurs espoirs, leurs rêves chimériques, et ce qui est l’essentiel, leur lutte pour la vie. Car "Exodes" est un roman qui ne parle que de ça, de l’instinct de survie qui pousse les hommes à tout pour quelques instants de vie de plus, même quand tout est perdu, même quand ces instants grappillés sont des instants d’enfer. En lisant "Exodes", on reprend dans la gueule le « sale espoir » de l’Antigone d’Anouilh, et on se remémore ces quelques lignes d’Howard, écrites dans « Nekht Semerkeht », la nouvelle à laquelle son suicide l’a empêché de donner une fin, « Le jeu n’en vaut pas la chandelle ! répéta-t-il. Ah… mais empêcher qu’elle s’éteigne… ». 0 pour Howard, 1 pour la chandelle.

Mais 0 aussi pour les héros (victimes ?) du roman. Car il n’y a pas d’espoir dans le monde d’Exodes. Aucun endroit où fuir, aucun havre de paix (même les enclaves ne sont pas invulnérables), aucun espoir d’une amélioration spontanée ou d’un progrès technique fulgurant (qui en serait à l’origine ?) qui règlerait la situation. A long terme, il n’y a rien, et même à court terme, chaque petite victoire de la volonté sur l’entropie et la mort est rapidement remise en cause. Toute joie, toute sécurité n’est que fugace dans un monde où chaque nouveau jour fait tomber de Charybde en Scylla. Températures torrides, eau parcimonieuse, végétation de plus en plus éparse, cultures moribondes, animaux sauvages presque disparus, tempêtes cataclysmiques, zones côtières submergées, poissons rares rendus toxiques par les métaux lourds, maladies tropicales généralisées, prédateurs animaux mais surtout humains. Gangs, pillards, boutefeux, mangemorts, arrachant aux autres le peu de vie qui leur reste pour faire durer la leur. Ceux-là sont comme des bêtes, descendus volontairement de l’arbre de l’évolution, rejoignant les rats, chiens errants et méduses qui prolifèrent, et ajoutant aux malheurs d’une humanité dont ils se sont exclus.

Mais le roman n’est pas une confrontation manichéenne entre des monstres et de gentils autres (nous, quoi), ce serait trop confortable pour le lecteur. Pour chaque homme et femme vivant sur cette Terre désolée, la lutte pour la survie est devenue la seule réalité, même si elles prend des formes moins évidemment prédatrices. Des enclaves aux bidonvilles, des petits villages à l’écart des routes aux ruines des grandes villes, chaque humain tente de prolonger sa vie, si nécessaire au détriment de celles des autres. Lutte pour la survie, celle de Pradeesh et Karine, parfaits bobos bien à l’abri dans une enclave protégée, dégoutés par les riches qu’ils servent, et pétris de compassion verbale pour les « outers » bloqués à l’extérieur, mais qui ne quitteraient leur confort pour rien au monde, et sont prêts à sacrifier ceux qui menacent un statu quo dont ils bénéficient. Lutte pour la survie quand Mercedes, la sainte femme, tait son accès à de rares médicaments ou tue pour sauver sa peau. Lutte pour la survie, la sienne et celle de ses enfants, quand Paula accepte de payer avec son corps et de tuer s’il le faut. Mais aussi quand Fernando doit choisir entre la mort et l’endoctrinement, ou Olaf entre un exil aux allures de banissement et les risques d’une guerre civile qui ne peut s’achever que dans l’anthropophagie. Et puis il y a de ces luttes qui n’ont pas de visages attitrés. Les communautés qui se fortifient pour s’isoler de l’extérieur, les pillards prêts à voler tout ce qui leur permettrait de vivre un jour de plus, le troc omniprésent dans un monde où la générosité est devenue hérétique, le stockage et la dissimulation des ressources rares de l’ancien monde. On peut être généreux, une fois, comme une tocade, mais la norme c’est la méfiance, la dissimulation, la préservation, la menace ou le meurtre préventif. C’est à ce prix seulement qu’on peut espérer vivre un jour de plus.

Les forts survivent, les faibles meurent ; mais la force n’est pas vraiment dans le corps, elle est surtout dans la tête : c’est l’acceptation de faire ce qu’il faut pour survivre, quoi qu’il puisse en coûter.
Dans son "Exodes", dont la couverture de Leraf traduit parfaitement l’ambiance, Ligny est terrifiant parce qu’il est convaincant. Sur les catastrophes qui guettent, et sur lesquelles il y a de moins en moins de doute, même si certains continuent de vouloir croire en une avancée scientifique salvatrice, mais surtout sur la nature humaine. Il suffit d’avoir assisté aux scènes d’émeute autour d’un avion en retard ou de savoir que Mr tout le monde stocke denrées de base et médicaments en cas d’inquiétude pour savoir d’expérience qu’en imaginant le pire, Ligny est sûr de tomber juste. Sous le mince et fragile vernis de la civilisation, l’Homme est un animal agressif, prédateur et sans pitié. Et alors qu’il tire sa révérence, emportant avec lui presque toutes les créatures vivantes qu’il a côtoyées, ses dernières forces lui servent encore à nuire aux autres pour se sustenter. L'auteur livre ici une des meilleures visions de ce qui pourrait être, noire, désespérée, terminale.

Alors certes, ce n’est pas le roman parfait ; quelques détails agacent. Des dialogues ou remarques prononcés sous le dôme sonnent faux, par volonté excessive d’expliquer ce que le lecteur comprend très bien sans aide (la page 262 étant terrifiante de ce point de vue). Le dôme justement dont l'approvisionnement en produits technologiques ou rares est assuré par les mythiques et invisibles chinois, ce qui est une pirouette un peu facile (Eschbach montre bien par exemple comment la fin du pétrole anéantit le commerce et, partant, toute production un tant soit peu complexe par manque de ressources, pièces, technologie disponible). Les « méchants » riches sont cachés dans l’enclave de Davos et les « méchants » fascistes ont un portrait d’Hitler ; dommage de voir que dans l’imaginaire français l’image du Diable est toujours la même, ad nauseam, comme au Guignol il y a toujours le méchant Gendarme. Quelques résolutions aussi paraissent rapides, voire miraculeuses : l’évasion de Paula ou les diverses retrouvailles de Fernando.

Néanmoins, "Exodes" est un très bon livre, une sorte de « Terre vue du Ciel » du futur, qui devient de facto l’un des ouvrages fictionnels de référence sur le réchauffement.

Gromovar

Publié le 16 août 2012

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