L’auteur explore avec un redoutable mélange d’alacrité et de schadenfreude ces lendemains qui ne chantent guère.

Exodes - Charybde 27
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Pénuries et réchauffement hors de contrôle : les populations s’enfoncent dans la débâcle terminale tandis que riches et puissants, dans leurs enclaves blindées, rêvent d’immortalité et de voyage interstellaire. À moins que tout ne se passe pas comme prévu… Un roman d’aventures enlevé où la sécession des élites suit sa logique propre.

Détruit par les pénuries de ressources – l’eau au premier chef – et par un dérèglement climatique devenu parfaitement erratique, le monde sombre. La très vaste majorité de la population qui n’a pas encore péri se terre dans les ruines, en petites communautés de survivants réunies par un stock de vivres, un puits, une source, ou quelques armes et munitions – selon une approximative doxa survivaliste, qu’elle ait été planifiée ou totalement improvisée lorsque les vagues du chaos ont frappé localement à telle ou telle porte. En dehors de ces caves, réelles ou métaphoriques, entre maladies mortelles en recrudescence accélérée et manque quasi total de médicaments, la folie prospère, incarnée par les bandes de mangemorts, pratiquant un cannibalisme brutal et instinctif, et celles de boutefeux, qui veulent réduire les restes du monde en un gigantesque incendie sur lequel tuer, danser et bâfrer, sous l’influence de la drogue monstrueusement addictive qu’est la rabia negra, avant de disparaître. Et puis il y a les enclaves : une centaine de villes dans le monde, sur-armées et sur-sécurisées, où les riches et les puissants, avec leurs mercenaires et leurs serviteurs, font semblant de pouvoir continuer à vivre leur vie d’avant – en rêvant en secret, au plus haut niveau, de longévité accrue, d’immortalité et d’échappée interstellaire. Dans ce désert du réel, nous observons les trajectoires de collision, probables ou improbables, mais en tout cas volontiers dantesques, d’un chercheur en génétique et d’une fonctionnaire de l’immigration de l’enclave de Davos, d’une jeune mère de famille du nord de l’Italie cherchant à faire soigner quoi qu’il en coûte l’un de ses deux enfants cruellement malade, d’un boutefeu espagnol lancé dans une croisade peut-être bien plus personnelle qu’il n’y paraît, et d’une fervente catholique de Séville lancée par hasard (ou pas du tout par hasard) dans un périple organisé par un bien curieux chanoine vers le Saint-Siège, à bord d’une voiture blindée tout à fait digne de « Mad Max », justement.

Pouvant aisément apparaître comme une suite « logique » de Aqua™ (2006), dont on retrouve de nombreux motifs amplifiés par la longue inaction persistante face au réchauffement climatique – mais pouvant parfaitement être lu indépendamment -, Exodes, publié en 2012 chez L’Atalante, s’inscrit dans un certain « classicisme » désormais du sous-genre post-apocalyptique, ce qui le rend sans doute moins puissant et moins original que son prédécesseur, quoique tout aussi réussi sur la seule dimension de roman d’aventure.Une fois l’imaginaire Mad Max solidement installé dans nos consciences de lectrice et de lecteur (par les trois premiers films de 1979, 1981 et 1985, principalement, une fois pris le temps de leur imprégnation culturelle), sans même parler du déferlement zombie apocalyptique sur nos écrans au moins depuis 2001, il est de moins en moins évident de demeurer à la pointe de la littérature, de science-fiction ou non, sur un canevas de survivants dans un monde détruit : on sait quelles contorsions de génie, entre usages décalés de la poésie et variations rusées de registres, un Colson Whitehead (Zone 1) ou une Emily St. John Mandel (Station Eleven) avaient dû imaginer pour y parvenir.

Dans un imaginaire aussi encombré depuis une vingtaine d’années au minimum, Jean-Marc Ligny trouve pourtant une belle ligne d’échappée, qu’il met en oeuvre avec un grand brio, en se penchant, à nouveau mais différemment, sur l’envie de sécession des riches et ultra-riches (accompagnés d’une part incompressible, éventuellement, de leurs mercenaires et serviteurs), poussée ici à son paroxysme logique (à peine quelques crans au-delà, toutefois et hélas, du travail documentaire d’un Hervé Kempf dans son Comment les riches détruisent la planète en 2007). Spéculant sur la logique de cette fuite égoïste, inscrite au cœur des logiques de celles et ceux qui pensent (sincèrement ou non) « porter le monde » dans la lignée d’Ayn Rand, et donc n’avoir guère de responsabilité vis-à-vis de la populace, l’auteur explore avec un redoutable mélange d’alacrité et de schadenfreude ces lendemains qui ne chantent guère.

Publié le 15 mars 2023

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