C'est donc un texte à lire absolument pour ce qu'il dit, et tout autant pour la manière brillante dont il le dit ou la force irrésistible qu'il y met.

Ring shout - Quoi de neuf sur ma pile ?
Article Original
Début des années 20.
Aux USA, spécialement dans le Sud, le KKK est en majesté, défilant à visage découvert dans les villes et prêchant sans la moindre vergogne son message haineux – sans oublier les actes qui vont avec et que la justice ne sanctionne jamais.
Contre le Klan se dressent trois jeunes femmes et leurs alliés. Maryse Boudreaux, qui a connu l'horreur et depuis tue les monstres. Sadie, que l'Histoire de l'Afrique ancienne passionne et qui tue les monstres. Chef, qui a fait la Grande Guerre en se faisant passer pour un homme au sein des Harlem Hellfighters et qui tue les monstres.
Tuer les monstres n'est ici pas métaphorique. Dès le début on comprend qu'une partie non négligeable des klanistes sont possédés par des « esprits » qui en font des sortes de loups-garous surpuissants – invisibles à l’œil humain normal – contre lesquels il faut toute l'habilité des trois femmes et l'épée enchantée de Maryse pour espérer vaincre. Car oui, il y a une épée enchantée.
 
Là, j'ai craint le pire. Une sorte d'urban fantasy nunuche avec filles futées, armes magiques, et lycanthropes cachés. Il y a bien les trois dans le texte, mais ça ne change rien au fait que c'est un chef d’œuvre, aussi fort dans sa tonitruance que Birth of a Nation.
 
Entourées d'alliés parmi lesquels la sorcière traditionnelle Nana Jean (une femme de la communauté Gullah au parler presque incompréhensible là où celui de Maryse, qui raconte à la première personne, est juste grammaticalement déficient), les Ring Shouters qui chantent en transe le malheur pour invoquer la magie, la juive allemande marxiste Emma qui rêve d’intersectionnalité avant l'heure et se heurte au scepticisme de Chef, convaincue elle que l'infériorité sociale des Noirs est ce qui rassérène les prolos blancs qui, de ce fait, ne voudront pas qu'elle cesse, Maryse et ses amies se trouvent plongées au cœur d'une guerre cosmique entre principes opposés dans laquelle le sort des Noirs ou des Blancs n'est en fait que très secondaire.
Car si la haine de certains Blancs pour les Noirs a fait de ces Blancs les premières cibles des entités extra-dimensionnelles qui veulent s’approprier le monde, c'est des humains comme proies qu'il s'agit ici, dans une guerre qui impliquera de chercher de très sinistres alliés pour espérer vaincre. C'est la Haine et le Mensonge qui cherchent à vaincre, et la Haine et le Mensonge ont des bouches assez grandes pour engloutir n'importe qui (elles avaient même englouti Leo Frank comme le rappelle Emma).
 
Créant, à partir d'un début apparemment banal, un récit d'horreur cosmique qui place les souffrances des Noirs au cœur des enjeux, P. Djèlí Clark livre un texte époustouflant au sens strict du terme qui ne cesse de prendre de l'ampleur au fur de sa progression.
Rappelant autant Lovecraft que Ligotti, il crée une anti-vie dont le seul but est de dévorer la vie pour sa propre subsistance – et matérialise ici un principe haineux en lui donnant une forme qu'on peut combattre physiquement.
Ne reculant devant aucun excès, il livre un texte sous tension constante qui rappelle autant par moments le Hellraiser de Barker qu'une version cauchemardesque d'Alice au pays des merveilles.
 
Mêlant l'Histoire contemporaine et les préjudices dont elle est porteuse avec l'Histoire plus ancienne des esclaves vendus par leurs chefs ou rois, il tisse le récit d'une vengeance qui refuse de basculer dans la haine et affirme que la souffrance doit être dite pour aller de l'avant et pas pour régler des comptes (y compris avec Lovecraft à qui l'auteur fait une allusion sans le nommer vers la fin comme l'un des nouveaux grands prêtres qu'il faudra combattre pour éradiquer la haine et les entités qu'elle attire).
 
Il rappelle clairement le rôle qu'a joué Birth of a Nation dans la culture américaine jusqu'à nos jours en en faisant le catalyseur des invocations qui permirent la première entrée des entités dans notre monde, puis celui de la deuxième tentative contre laquelle combattent les héroïnes du livre au péril de leur vie.
Ring Shout est donc un texte énorme, d'une puissance rare, qui plonge aux racines du Mal pour tenter de l'extirper, métaphoriquement ici afin que peut-être d'autres que Maryse et ses alliées le fassent aussi irl sur le plan culturel et regardent le passé en face pour pouvoir le dépasser.
 
C'est donc un texte à lire absolument pour ce qu'il dit, et tout autant pour la manière brillante dont il le dit ou la force irrésistible qu'il y met.
 
Gromovar
Publié le 5 octobre 2021

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