C’est maitrisé de bout en bout, nuancé et émotionnellement fort.

Ring Shout - Elbakin.net
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Parfois, il y a des livres avec lesquels on pense avoir peu d’affinités avant de les ouvrir. Rarement, cela se transforme en une expérience telle qu’on regretterait de ne pas avoir franchi ce pas. Ring Shout fait partie de ces très bonnes surprises et je ne peux qu’espérer que cette critique balaie vos éventuelles hésitations.
Nombreux sont ceux qui semblent avoir lu ce court roman sous le prisme de la fantasy urbaine, car il se déroule dans une version alternative de notre monde, dans laquelle la magie est présente. Cette interprétation est acceptable, mais elle laisse de côté plein d’éléments plus archétypaux de la fantasy épique. Nous avons ainsi affaire à Maryse, notre héroïne, qui a perdu sa famille. Elle a été élue par une trinité d’êtres surnaturels pour lutter contre les forces du mal. Accompagnée de son épée magique, elle va devoir triompher de l’adversité, mais surtout d’elle-même, pour « grandir ». C’est classique, pourtant ça marche, au point qu’on pourrait considérer tenir là un parfait exemple de fantasy épique écrite au XXIème siècle.


L’une des raisons derrière cette réussite est un scénario classique certes mais solidement maîtrisé et délivré de manière très efficace. P. Djèlí Clark est parcimonieux dans son exposition de la jeunesse du personnage, révélant juste ce qu’il en faut pour qu’on puisse comprendre les choix qu’elle doit affronter. Cette économie de moyens imprègne le livre de manière générale, c’est resserré, concentré même. Il suffit que de quelques touches pour voir un personnage, un lieu ou une coutume surgir de la page, l’imagination du lecteur fournissant le reste. Cela permet à l’auteur d’offrir une histoire très complète en peu de pages, chaque chapitre allant crescendo jusqu’au climax final.
L’univers est également très habilement construit, reflet plutôt fidèle d’une Amérique des années 20, mais laissant pourtant une place prépondérante au genre. C’est un vrai travail d’équilibriste avec d’un côté l’originalité d’une période peu usitée en fantasy, ainsi que la découverte des traditions de la communauté afro-américaine locale, issue de l’esclavage. Et de l’autre, Clark transpose certains de ces éléments dans un contexte purement fantasy. On pense par exemple aux ring shouts (à la base une danse / rituel religieux) qui deviennent de vrais sortilèges destinés à pourfendre les haints, les démons de la tradition Gullah, qui ont pris possession des membres du KKK. On pourrait également parler de l’usage du gullah-geeche, dialecte créole, qui fait presque office de langue « inventée » comme dans bon nombre de romans fantasy. On notera au passage le travail excellent réalisé par la traductrice Mathilde Montier, pour transcrire de manière intelligible et intelligente les différents idiomes. Au final, on a un univers original et pourtant familier et respectueux des codes. Et cela ne s’arrête pas là puisque P. Djèlí Clark brasse large, avec notamment certaines allusions aux univers parallèles, au voyage dans le temps et bien sûr à l’horreur.
L’éditeur parle d’horreur lovecraftienne. En effet, le Klan a ouvert la porte à des entités surnaturelles, qui prennent possession des clanistes et les transforment en monstres n’ayant plus rien d’humain. Lovecraft et son racisme sont d’ailleurs pointés comme némésis d’une éventuelle suite. Il est donc clair que la figure est connue de l’auteur. Pourtant, cela semble restrictif de n’envisager que cet aspect horrifique (cela semble même un non-sens d’envisager que Clark souhaite faire du Lovecraft). Par ailleurs, on retrouve toute une ménagerie monstrueuse importée directement des traditions afro-américaines : docteurs de la nuit ou bien les tantines sous leur Angel Oak. Ça n’hésite d’ailleurs pas à basculer dans le body-horror bien cru. Mais tous ces éléments ne servent qu’à cacher la forêt, celle de l’horreur de notre monde réel.
Et c’est sur ce dernier point qu’on peut vraiment considérer avoir affaire à un roman qui transcende le genre. Le cœur du récit est évidemment une réflexion sur le racisme actuel aux États-Unis. Notre héroïne a eu sa famille massacrée. Meurtrie, la vengeance est sa seule échappatoire et c’est pour cela qu’elle a été élue (mais par quel camp ?). Il y a donc ce combat visible contre les démons qui symbolisent le racisme, mais également ce cheminement intérieur de Maryse pour réaliser qu’en continuant sur cette voie, elle ne peut que devenir identique à ce qu’elle déteste le plus. De fait, plus qu’un manifeste contre la domination blanche, Ring Shout pointe la haine et le mensonge comme cibles du combat à mener pour un monde qui tient à conserver son humanité.


En conclusion, Ring Shout mélange brillamment les topoï de la fantasy épique que l’on aime avec une discussion engagée sur la haine et l’opposition raciale. Tour à tout conteur et narrateur, P. Djèlí Clark livre ici une excellente histoire, servie par un trio féminin qui vous restera longtemps en tête. C’est maitrisé de bout en bout, nuancé et émotionnellement fort. Même si cette période de l’Histoire américaine ne vous attire pas, vous auriez tort de ne pas découvrir la quête de Maryse.

8.5/10

Luigi Brosse

Publié le 1 décembre 2022

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