P. Djèlí Clark impressionne par sa maitrise absolue des genres et des parts d’ombres de l’Histoire américaine, transformant ce qui aurait pu être une banale fantasy horrifique de plus en un récit intense, émouvant et intelligent.

Ring Shout - Just a word
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Pour son troisième ouvrage traduit en français chez L’Atalante, nul doute que l’américain P. Djèlí Clark va faire parler de lui. Après les djinns, c’est à d’autres créatures bien plus malfaisantes que s’intéresse l’auteur dans Ring Shout, prix Nebula et Locus 2021. Grâce une traduction remarquable signée Mathilde Montier, remontons le temps pour prendre le mal à la racine en découvrant que le Ku Klux Klan est encore plus terrible qu’on ne le pensait !

Une histoire américaine

Nous sommes en 1922 dans la petite ville américaine de Macon en Géorgie. Sur un toit, une embuscade se prépare en marge d’un défilé du Ku Klux Klan. Maryse, Sadie et Chef ont décidé de tendre un piège au klanistes…en laissant une carcasse de chien bien en évidence dans la ruelle d’en face !
Alors qu’ils approchent du cadavre, les trois silhouettes révèlent leur vraie nature de Ku Kluxes, des monstres échappés de l’Enfer qui n’ont qu’un but : tuer les Noirs et consommer le reste.
Dans Ring Shout, P. Djèlí Clark a une idée géniale : prendre la monstruosité du Ku Klux Klan et son idéologie raciste au pied de la lettre. Pour cela, l’Américain imagine que les klanistes ont ouvert la porte à des entités surnaturelles qui se nourrissent de la haine et qui les font muter au-delà de tout espoir de rédemption. Grâce au film de propagande raciste « Naissance d’une Nation », le Klan et ses démons gagnent du terrain.
Mais en face, la résistance s’organise autour de Nana Jean et des siens, regroupant les Noirs qui veulent rendre les coups et qui savent la vraie nature de la menace qui pèse sur leur pays et sur le monde.
C’est au cours de cette novella de 170 pages que P. Djèlí Clark va se servir de cette idée de départ pour analyser les racines du mal qui ronge l’Amérique raciste tout en observant la chose par le prisme des opprimés en prenant Maryse, une jeune Noire américaine dont la famille a été sauvagement tuée par le Klan alors qu’elle n’avait que dix-huit ans, comme narratrice.
Un choix qui n’a rien d’anodin et qui va, finalement, transcender le récit final.

Melting-pot de genres

Pourtant, avant de revenir sur l’idéologie exploitée par Ring Shout, arrêtons-nous d’abord sur son univers. P. Djèlí Clark offre au lecteur une fantasy inattendue qui reprend tous les codes du genre pour les transposer dans l’Amérique des années 20. De l’élue au terrible champion ennemi, de la bataille rangée finale à la débauche de pouvoirs magiques, de l’épée sacrée aux haints (version Gullah-geechee des esprits, fantômes et autres démons), tout y est même la langue inventée (ou presque) avec le gullah-geeche, dialecte issu d’une communauté afro-américaine particulière de Géorgie et de Caroline du Sud.
En moins de 200 pages, l’américain transporte le lecteur dans un univers complet au potentiel en suspens à l’issue de l’histoire. Mieux encore, P. Djèlí Clark se fiche bien des barrières et va allègrement brasser les genres.
Le lecteur attentif repérera ainsi des allusions à des univers parallèles (voire un multivers), à du voyage temporel et, bien évidemment à de l’horreur en veux-tu en voilà !
Car si cette fantasy foisonnante enchante, elle terrifie aussi par la ménagerie qu’elle apporte avec elle, du terrifiant Ku Klux aux Docteurs de la Nuit cousins de jeu de Pinhead en passant par les Tantines, sorcières inhumaines et intemporelles aux traits malaisants. P. Djèlí Clark injecte du body-horror dans sa fantasy, la saupoudre de science-fiction et tout ça dans un seul et unique but : capturer l’horreur du réel.

Menace universelle

Revenons maintenant sur le propos même de Ring Shout, à savoir la réflexion autour du racisme en Amérique et, plus précisément, les raisons de l’existence du Klan. P. Djèlí Clark, même s’il utilise le prisme du fantastique, n’oublie jamais de préciser l’origine humaine des klanistes qui servent de chair à possédés pour les démons de l’autre côté. Et si leur éradication et le caractère impitoyable de la vengeance qui s’abat sur eux ne font aucun doute quant à leur légitimité, P. Djèlí Clark s’interroge pourtant à travers les yeux de ses héroïnes. Des héroïnes magnifiques qui ont souffert : Maryse et sa famille massacrée, Cordelia “Chef” Lawrence ancienne Harlem Hellfighters qui souffre encore de la Grande Guerre ou encore Sadie et son grand-père assassiné.
En axant son récit sur des femmes, P. Djèlí Clark montre leur courage et leur ténacité qui n’a rien à envier à leurs homologues masculins de l’époque.
Il permet aussi, et surtout, de se plonger dans les sentiments et les émotions de son héroïne, Maryse, la fameuse « élue » de la prophétie… Mais de quel camp ? En imaginant que les démons se nourrissent de la Haine et que celle-ci fascine un tas d’êtres surnaturels, l’américain met également en garde : même si les raisons semblent justes, la Haine mène au précipice, et cela peu importe votre couleur de peau. Maryse doit donc combattre sur deux fronts pour aider les siens, ce qui rend Ring Shout d’autant plus nuancé et intéressant, montrant bien qu’une vengeance aveugle vous transforme en monstre à votre tour, même avec les meilleures intentions du monde.
Comme le dit si bien le Proverbe : « L’Enfer est pavé de bonnes intentions…»

Fantasy brillante et enragée, Ring Shout retrouve pourtant toute sa nuance quand il parle de la haine et de ce qu’elle fait aux hommes.
P. Djèlí Clark impressionne par sa maîtrise absolue des genres et des parts d’ombres de l’Histoire américaine, transformant ce qui aurait pu être une banale fantasy horrifique de plus en un récit intense, émouvant et intelligent.

Note : 9/10

Nicolas Winter

Publié le 12 novembre 2021

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