La lecture de Ring Shout est en soi une expérience culturelle profonde. C’est un texte intense, immersif, qui raconte beaucoup plus que sa trame scénaristique.

Ring Shout - L'épaule d'Orion
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Brièvement posé, Ring Shout est un court roman de fantasy urbaine, genre littéraire dans lequel la magie et les créatures surnaturelles se manifestent dans notre monde moderne. Le texte a été sélectionné pour figurer dans la liste des finalistes du prix Hugo 2020 dans la catégorie Best Novella. Son auteur est P. Djèlí Clark, nom de plume de Dexter Gabriel, afro-américain né à New York City de parents originaires de Trinité-et-Tobago, professeur d’histoire à l’université du Connecticut. Deux de ses romans ont été traduits en français par Mathilde Montier, L’Étrange Affaire du djinn du Caire et Les Tambours du Dieu Noir, et publiés en 2021 dans la collection « La Dentelle du cygne » aux éditions de l’Atalante.

Mon intérêt pour la fantasy urbaine tend vers zéro, ce qui laisse tout de même un peu de marge car les asymptotes sont de nature indécise. C’est dans cet espace infime que s’était glissé récemment le roman Riot Baby de Tochi Onyebuchi, pour la raison qu’il exprime un cri, une rage politique. C’est aussi le cas de Ring Shout.

L’histoire du roman se déroule aux États-Unis dans les années 20 et raconte le combat acharné de trois femmes afro-américaines contre les monstres du Ku Klux Klan. On parle ici de véritables monstres, de créatures venues d’un autre plan d’existence pour envahir notre monde. Suite à un drame familial dans son enfance, Maryse Boudreaux, la narratrice, est devenue une élue, une championne armée d’une épée magique avec laquelle elle tue des monstres. Elle est accompagnée de Chef, qui a participé à la Grande Guerre au sein des Harlem Hellfighters et en a gardé une passion pour tout ce qui fait boom, et de Sadie qui manie la winchester comme personne.

Les trois femmes ont été appelées là par Nana Jean, une vieille femme de la communauté des Gullah Geechee. Un peu sorcière, Nana Jean a rassemblé autour d’elle un groupe hétéroclite de résistants combattant les monstres. Les armées du mal utilisent comme vaisseau la haine que les hommes blancs portent envers les noirs. Ils attisent cette haine pour grandir et prendre possession du monde, blanc comme noir. L’enjeu dépasse l’opposition raciale et fait de la haine et du mensonge les cibles du combat à mener sans quoi c’est l’humanité qui est perdue.

Ce n’est pas la trame principale du récit qui fait l’intérêt de Ring Shout, mais tout ce qu’elle transporte avec elle en explorant l’histoire du racisme aux États-Unis. Le roman de P. Djèlí Clark est une cosmogonie, un récit à la fois mythologique et historique qui décrit la création de la haine à travers de multiples références qui s’inscrivent désormais dans une culture et un imaginaire communs aux populations afro-américaines. On les retrouve dans de nombreux autres écrits contemporains, notamment dans les livres de Colson Whitehead. Il y est question du film de D. W. Griffith Birth of a Nation, sorti en 1915 et dont le succès a relancé le Ku Klux Klan dont les membres y sont présentés comme les sauveurs d’une Amérique en proie à la sauvagerie de l’homme noir. Le film inspira un certain W.J. Simmons à dresser une croix enflammée au sommet de Stone Mountain en Géorgie, lors d’une cérémonie où il signa la charte de création du nouveau KKK et se fit introniser Grand Sorcier. La reconstitution de cette scène historique fournit le décor du chapitre final du livre de P. Djèlí Clark. On y parle aussi du Massacre de Tulsa, et du 369e régiment d’infanterie, ou encore des Night Doctors, et du Angel Oak hanté.

Plus particulièrement, j’y ai découvert la communauté des Gullah Geechee (à leur propos, je vous recommande cette vidéo). Les Gullah sont des descendants d’esclaves qui occupent de nos jours des terres réparties le long des régions côtières de la Caroline du Sud et de la Géorgie. Isolés géographiquement du reste du continent, ils ont développé une culture propre, faite d’une cuisine, d’une médecine traditionnelle, d’un mysticisme, d’une musique et d’une langue. La mystique et la musique Gullah se trouvent réunies dans les Ring Shout, ces chants qu’on dit à l’origine des musiques afro-américaines comme le blues. Si vous voulez écouter un Ring Shout, cette vidéo le permet. Le roman en parle.

Le Gullah est la langue que Nana Jean parle dans le livre, ce qui fournit des répliques difficilement compréhensibles :

« Gi git uh plate fore dat po’gyal nyam up all me bittle! »

Maryse, Chef et Sadie ont, elles aussi, chacune une manière de parler l’anglais très marqué par une grammaire peu académique. La question de son éventuelle traduction pose des problèmes évidents, notamment celui d’être complètement à côté de la plaque.

La lecture de Ring Shout est en soi une expérience culturelle profonde. C’est un texte intense, immersif, qui raconte beaucoup plus que sa trame scénaristique. Si vous lisez l’anglais, il serait vraiment dommage de passer à côté de cette pépite de l’imaginaire afro-américain. C’est un très beau texte.

PS : Ring Shout a remporté le prix Locus de la meilleure novella le 26 juin 2021.

PPS : on me glisse à l’oreillette que la publication de Ring Shout, et donc sa traduction, est prévue chez L’Atalante en septembre ou octobre 2021.

L'épaule l'Orion

Publié le 5 octobre 2021

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