Remarquable de bout en bout !

Ring Shout - Lorkhan et les mauvais genres
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Les choses sont claires avec le titre juste au-dessus : le sujet est sérieux. Ce qui ne fait pas de Ring shout un roman tragique, lugubre et pesant pour autant, mais il montre qu’à l’évidence P. Djèlí Clark a voulu faire un roman politique et engagé. Situé en 1922 dans la ville de Macon en Géorgie, on y suit la lutte de Maryse Boudreaux, dont la famille a été victime du Klan quelques années plus tôt, accompagnée de ses amies Sadie Watkins (dont le grand-père a aussi été tué par le Klan) et Cordelia Lawrence, surnommée Chef, qui a fait la Grande Guerre en France (en se faisant passer pour un homme) avec le régiment des Harlem Hellfighters.

Contre quoi luttent-elles ? Contre le Ku Klux Klan bien sûr. Mais pas vraiment contre celui que l’on connaît. Du moins pas tout à fait. Car en effet, même si le roman s’insère dans notre réalité historique, il y apporte un élément fantastique en la personne des « Ku Kluxes », créatures venant d’une autre dimension et se nourrissant de la haine que les blancs vouent aux noirs. Pour cela, les dirigeants du Klan usent du film Naissance d’une nation, ouvertement raciste, pour exacerber cette haine et en font donc une sorte de catalyseur à l’échelle nationale (comme une hypnose à grande échelle) pour permettre l’invocation de ces créatures malfaisantes qui se fondent dans la population.

Mais Maryse et ses amies ont la capacité de voir la vraie forme de ces créatures, et ont répondu à l’appel de Nana Jean, une vieille femme Gullah Geechee qui a formé une « résistance » et qui dispose de certains pouvoirs (à base de ring shouts, rituels religieux pratiqués par les esclaves africains) à même de repousser le mal. Qui plus est, Maryse a la capacité d’invoquer une épée surnaturelle invoquant les âmes d’esclaves décédés. Vous l’aurez compris, le background du texte est très riche, entre réalité historique, folklore américain et afro-américain (les Docteurs de la Nuit…), très riche et documenté, et éléments fantastiques lovecraftiens. Et même, plutôt que de « simple » fantastique, on pourrait y voir (et c’est d’ailleurs comme ça que le conçoit l’auteur) un vrai texte de fantasy : une groupe de personnages (Maryse, Sadie et Chef), un leader (Nana Jean), une épée, une prophétie, des monstres qui tentent d’asservir l’humanité, des pouvoirs magiques…

Tout s’agence remarquablement et le travail de Clark pour rendre le tout intelligible (malgré une densité certaine), concevable, engagé et nerveux est à saluer. Car Ring shout ne fait même pas 200 pages. Du coup, pas de temps mort, tout est resserré et ne s’essouffle à aucun moment.

Remarquablement documenté, mêlant de belle manière réalité historique et fiction, Ring shout est un appel à lutter contre le racisme, sous toutes ses formes. Car si c’est bien de la haine des blancs envers les noirs que se nourrissent les « Ku Kluxes », in fine c’est bien l’ensemble de l’humanité qui sera asservie. Il ne s’agit donc pas de lutter contre une partie de la population, mais de lutter contre ce sentiment, à tout prix, y compris en faisant un pacte dangereux mais probablement nécessaire (pour avancer et ne pas sombrer dans la haine il faut faire face à la douleur) au vu du déséquilibre du combat à mener.

Très référencé puisqu’on y voit des tropes de la fantasy donc, mais aussi du Stephen King, du Clive Barker, du Lovecraft (ce dernier étant d’ailleurs directement pointé du doigt à la fin du texte comme un nouvel élément porteur de cette haine, à ce titre Ring shout est dans la droite lignée d’un récit tel que La ballade de Black Tom de Victor LaValle), le récit est à la fois un vrai plaisir d’aventures (on soulignera la remarquable dynamique et l’esprit de groupe qui lient Maryse, Sadie et Chef, dans lequel l’humour garde toute sa place), un texte résolument politique et engagé (évitant toute lourdeur moralisatrice et culpabilisante), doté d’un fond qui va bien au-delà de sa « simple » intrigue, constamment tendu, prenant et intense, et une ode à la riche culture afro-américaine.

Pour terminer, il  est impossible de ne pas parler du remarquable travail de traduction de Mathilde Montier. Le texte est en effet narré par Maryse, qui s’exprime avec une langue parfois approximative, reflet de la culture d’une jeune femme noire descendante d’esclaves dans les années 20, et ça va même jusqu’à la manière de s’exprimer de Nana Jean, en langue gullah, un mélange de créole, d’anglais, de langues africaines et européennes. Un élément souvent casse-gueule quand il s’agit de passer d’un dialecte très ciblé géographiquement (ici afro-américain) ou d’un parler argotique vers un argot pseudo-français issu de l’afro-américain. Ici ça fonctionne bien (autant que je puisse juger de la pertinence de la chose, en tout cas ça ne m’a absolument pas « sorti » du texte). On imagine le rude travail effectué par Mathilde Montier, mais le résultat est à saluer, comme pour le roman en lui-même. Remarquable de bout en bout !

Publié le 3 juin 2022

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