L’auteur réactualise donc les topoi du héros élu et de l’arme surnaturelle en les intégrant à une lutte pleinement politique et ancrée historiquement en les confrontant à une métaphore matérialisée d’une humanité rendue monstrueuse par la haine.

Ring Shout - Les Chroniques du Chroniqueur
Article Original

Maryse et ses compagnes, une épée chantante contre la haine raciale

P. Djèli Clark situe son récit dans le contexte politique du Sud États-Unis, qui est ancré par son appartenance à la Confédération esclavagiste pendant la Guerre de Sécession, au cours des années 1920, durant lesquelles la ségrégation a lieu. Ce contexte de racisme systématique s’avère marqué par un racisme extrême des blancs envers les noirs, avec des persécutions, des lynchages, et une exacerbation et une légitimation culturelle des violences et des tensions avec le film Naissance d’une nation, très idéologiquement par son racisme et son parti pris sudiste et révisionniste agrémenté d’un discours ségrégationniste. Historiquement, et dans Ring Shout, ce film participe d’une recrudescence du Ku Klux Klan, une organisation criminelle raciste responsable de meurtres de plusieurs personnes de couleur, rattachée au suprématisme blanc et pas forcément fâchée avec cette fameuse discipline consistant à tendre le bras droit selon un angle de quarante-cinq degrés. Cette renaissance du Klan provoque une escalade de la violence au sein d’un climat social particulièrement tendu, et montre par ailleurs toute la monstruosité dont sont capables des individus haineux.

Et justement, la novella de P. Djèli Clark rejoint une forme d’horreur lovecraftienne dans le fait qu’elle matérialise la métaphore de la haine qui transforme celui qui la ressent en monstre. En effet, la monstruosité du racisme s’articule dans le récit à une monstruosité surnaturelle, puisque le Klan compte des sorciers parmi ses membres, qui ont effectué des rituels occultes pour invoquer des monstres, les Ku Kluxes. Ces derniers contaminent les humains qui éprouvent de la haine afin de leur donner une forme monstrueuse qui peut rappeler des créatures présentes dans l’univers de HPL. On peut y voir une manière de P. Djeli Clark de mettre en évidence le racisme de Lovecraft dans le contexte historique de la production de ses récits, et de le combattre.

Les créatures décrites par l’auteur sont donc marquées par une monstruosité grotesque aux atours d’humanité, ce qui matérialise la manière dont la haine fait perdre de l’humanité aux individus qui la ressentent, puisque ces derniers ne voient plus leur prochain comme leur pareil. La déshumanisation sur le plan moral et empathique s’observe alors aussi sur le plan physique, à travers une forme monstrueuse.

Dans Ring Shout, la lutte contre les monstres devient donc aussi une lutte politique. Ainsi, Maryse et ses sœurs d’armes, Sadie accompagnée de sa Winchester appelée Winnie, et Chef, vétérane des Black Rattlers de la Première guerre Mondiale, affrontent les Ku Kluxes pour protéger la population noire que les créatures visent, physiquement et idéologiquement. Elles sont aidées par Nana Jean, une Gullah détentrice d’un savoir magique, qui s’observent dans le fait qu’elle connaisse les créatures avec lesquelles Maryse se trouve en contact, et Molly, une scientifique qui étudie les Ku Kluxes. Elles forment, avec les Shouters, des mages qui performent des rituels grâce à des danses et des chants, un front armé contre les monstres, mais aussi contre le racisme du Klan. Malgré le fait qu’elles puissent être parfois dépassées, elles vont au combat, et se situent donc aux antipodes de personnages qui subissent leur condition et le surnaturel, ce qu’on peut voir lors des scènes d’action particulièrement réussies et pour le moins explosives.

Maryse, le personnage principal, apparaît comme une figure Élue, topique en Fantasy, puisqu’elle a été choisie par ses « Tantes », Jadine, Ondine et Margaret, en réalité des créatures surnaturelles dotées de crocs de renard pour qu’elle devienne leur « championne », ce qui la désigne explicitement comme Élue, dotée d’une épée aux pouvoirs surnaturels. Ce type d’arme est aussi un topos de la Fantasy, emprunté aux romans médiévaux, avec la Joyeuse de Charlemagne ou l’Excalibur d’Arthur, dont descendent la Stormbringer d’Elric, la Belle de Mort de Cellendhyll de Cortavar, ou encore la Dragnipur d’Anomander Rake.

Le topos de l’Élu porteur d’épée surnaturelle est ici réactualisé par le choix dudit Élu, à savoir un personnage féminin et de couleur, mais aussi par la manière dont son arme fonctionne.

Et j’ai une épée chantante.
Elle vient à moi d’une pensée, d’une prière à demi chuchotée, surgissant du néant au creux de ma paume impatiente : une garde d’argent nimbée d’une fumée aussi fluide qu’un filet d’huile noire sur le point de goutter. En émerge une lame plate en forme de longue feuille presque aussi haute que moi, au fer noir ciselé de motifs. Des visions dansent devant mes yeux, comme toujours quand l’épée se matérialise : un homme aux pieds écorchés qui trime dans une mine d’argent au Pérou ; une femme qui expulse en hurlant son placenta dans les entrailles d’un bateau négrier ; un garçon qui patauge, de l’eau jusqu’à la poitrine, dans une rizière des Carolines.

Si l’arme de Maryse semble aussi démesurée par sa taille, son mode d’apparition et  son apparence particulièrement ouvragée, que d’autres armes magiques de Fantasy, Stormbringer en tête, elle s’en différencie par la manière dont sa porteuse est mise en contact avec une mémoire collective, celle des victimes de violences racistes, de l’exploitation d’un peuple par un autre. On l’observe à travers la description des « visions » de Maryse, qui énumère les conditions de vie de personnes noires opprimées. Sans rentrer dans les détails, l’épée porte aussi les traces des traumatismes de sa porteuse, auxquels elle doit se confronter.

Cette mise en relation de l’Élue avec d’autres individus au sein d’une même communauté fait qu’elle n’est pas isolée (elle ne l’est d’ailleurs jamais véritablement, puisqu’elle noue des liens amicaux et sentimentaux) comme peut l’être un certain Elric, condamné à une vie d’errance par exemple. Son statut fait de Maryse un personnage héroïque, dont le statut peut toutefois être remis en question, mais je ne peux pas vous en dire plus.

Je terminerai cette chronique en évoquant rapidement les faits de langue des personnages. Sous la plume de de Mathilde Montier, ce parler cette grammaire particulière et propres aux afro-américains sont rendus par une forme de créole francophone, avec une oralité forte, même dans la narration assurée par Maryse, avec un redoublement des GN sujets par des pronoms et des omissions du discordantiel « ne » (« Le soleil de Macon il fait pas semblant »), une orthographe qui vise à reproduire la prononciation des mots (« Bon, c’est quand qu’on tue quèque chose ? »), ou les emplois grammaticaux plus relâchés (« des choses qu’elles feraient mieux de s’abstenir », «  Je sais pas comment c’est qu’ils font, les hommes, pour supporter de rester engoncés de la sorte. »). Ces faits de langue rendent les personnages et leurs dialogues particulièrement tangibles.

Le mot de la fin

Ring Shout est une novella d’horreur et de Fantasy de P. Djèli Clark, dans laquelle l’auteur met en scène la lutte de Maryse et de ses sœurs d’armes afro-américaines contre des monstres issus de la haine raciste des membres du Ku Klux Klan, au cours des années 1920 dans des États-Unis ségrégationnistes.

L’auteur réactualise donc les topoi du héros élu et de l’arme surnaturelle en les intégrant à une lutte pleinement politique et ancrée historiquement en les confrontant à une métaphore matérialisée d’une humanité rendue monstrueuse par la haine.

J’ai adoré ce roman, et j’aime décidément beaucoup la plume de cet auteur, que j’ai hâte de relire !

Publié le 26 janvier 2022

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