Dans son roman Les Machines Fantômes (L’Atalante, 2019), Olivier Paquet dépeint une société atomisée dans les entrailles de laquelle des intelligences artificielles, formant un véritable corps collectif, prennent en charge le destin des hommes. Une vision vraiment originale d’un thème plus qu’éculé en science-fiction.
Au premier abord, il pourrait s’agir d’un roman sur la rencontre d’autrui. Sur les liens que peuvent encore tisser des individus dans une société éclatée, dont plus personne ne comprend vraiment les véritables enjeux, ni son propre rôle individuel, social et politique. Si les « machines fantômes » d’Olivier Paquet sont des intelligences artificielles qui contrôlent quasiment tout et agissent dans les soubassements de cette époque à peine futuriste – que l’on situerait dans les années 2030, car on sait seulement qu’en 2026 a eu lieu un immense krach –, c’est à des êtres humains ordinaires que l’auteur s’attache dans son nouveau roman. Presque des ombres dans un monde atomisé, mais dont l’existence va basculer.
« À l’origine, ce sont les personnes qui en font “trop” dans la vie qui m’intriguaient, celles dont on se dit qu’elles ont trop d’enthousiasme, raconte l’auteur. Des personnes peu sûres, presque en dehors d’elles-mêmes, et qui veulent être acceptées. Elles révèlent qu’on n’est pas moins vrai en jouant faux, et que les mensonges que l’on crée nous permettent aussi de vivre en société. »
Déjà auteur de plusieurs romans et nouvelles de science-fiction – et par ailleurs docteur en sciences politiques, spécialiste du droit constitutionnel –, Olivier Paquet campe ici une galerie de personnages dont on a rapidement la curieuse intuition qu’ils sont emblématiques de la société de demain. On assiste à leurs errances, turpitudes et agissements comme sous l’effet d’un zoom, sans aucun plan large pour montrer leur appartenance à un environnement plus vaste que celui de la pièce, de la rame de métro ou du bar dans lequel ils se trouvent. « Dans mes romans, j’essaie de créer des sociétés où le politique institutionnel n’apparaît pas ; on est dans la vie privée des gens, et ceux-ci n’apparaissent que rarement dans la sphère publique », poursuit l’auteur.
Le lecteur fait ainsi la connaissance d’Adrien, un trader qui estime que chacun est censé devenir le héros de sa caste, persuadé qu’il domine « ses » machines, des IA bien plus performantes que de « basiques » algorithmes et qui lui font réussir de grosses opérations pas toujours propres ni éthiques. Alors, Adrien s’arrange avec la vérité : « Mon vrai travail, c’est de construire l’histoire qui accompagne nos transactions secrètes, je suis réputé parce que je fournis un récit parfait, dans lequel tout le monde croit (…). Je façonne la réalité pour qu’elle s’adapte à mes actes. »
Adrien recrute et forme un certain Hans, qu’il défie sur le terrain des transactions boursières mais qui se révélera plus manipulateur encore, au point de causer sa perte avant de disparaître mystérieusement. Hans, qui s’appelle en réalité Joaquim, va retrouver la trace d’Aurore, sa sœur, sans nouvelles de lui. Pop star plus connue sous le nom de Stella McCaw, Aurore se balade incognito dans Paris et drague sur Tinder. Elle sait le succès fugace, puisqu’il suffit de remplacer une histoire par une autre, à laquelle le public adhère ou non : tout dépend de l’emballage. Alors qu’elle se rend au concert de la nouvelle idole des ados, LeaH, Joaquim est sur le point de causer une catastrophe, avec l’aide des « machines fantômes », ces IA qui agissent de façon souterraine.
Sur sa route, Joaquim trouve également Kader, un ex-tireur d’élite traumatisé par le meurtre involontaire d’un innocent qui, entre deux séances de psy, s’occupe de son père malade. Kader est engagé par de mystérieux services secrets pour tuer son propre frère, religieux radicalisé qui projetterait un attentat. Enfin, il y a Cristina, la jeune femme accro aux jeux vidéo, qui triche en piratant les systèmes, oscillant entre monde réel et monde virtuel – celui du jeu Rune Craft, que les joueurs utilisent « pour créer leur propre légende ».
La routine de ces personnages bascule alors dans un inquiétant engrenage, au fur et à mesure que Joaquim intervient dans leurs existences pour en modifier le cours. Quel genre de révolution entend-il mener ? Cherche-t-il à ouvrir aux IA toutes les données intimes qui concernent les citoyens, en se contentant de dire, énigmatique, qu’il est passé « de l’autre côté » ? De fait, chaque personnage se réinvente constamment une histoire. Et c’est peut-être, dans ce monde, l’ultime liberté que de se façonner un « réel » acceptable : « Ils partent d’une fiction qui est perturbée, d’une manière ou d’une autre, soit par les machines, soit par Joaquim. Donc ils sont obligés de recomposer cette fiction en permanence, pour qu’elle soit plus adaptée à eux-mêmes », commente Olivier Paquet.
Entités invisibles, les IA s’activent sur tous les réseaux pour modifier et corriger le déroulement des faits, se révélant capables de bloquer toute une ville si nécessaire. Elles forment une sorte de corps collectif « qui émerge dans les failles de notre monde humain en crise », comme le note l’écrivain Tristan Garcia dans sa postface au roman. Elles contrôlent quasiment tout mais ne sont contrôlées par personne, et le monde ne semble pouvoir perdurer que si son scénario est désormais écrit par les IA, les communautés humaines n’étant plus capables de le faire elles-mêmes. Les IA peuvent même produire de la justice, puisque les hommes y ont renoncé.
« L’organisation des IA n’obéit pas aux hiérarchies fixes, si bien que l’une peut devenir l’esclave de l’autre pour une tâche, et l’inverse la fois suivante, développe Olivier Paquet. Leur univers est globalement égalitaire et coopératif : tant qu’aucune ne développe une conscience et un ego, il n’y a aucun risque de conflit. J’ai voulu créer une communauté d’IA, et pas une seule grande super-intelligence, comme c’est souvent le cas quand un être humain est à l’origine de la programmation et que la machine dépend alors de celui qui l’a créée. »
Des humains qui se mécanisent tandis que les machines s’humanisent : voilà l’hypothèse qui a séduit l’auteur de SF : « Plutôt qu’un affrontement ou un conflit, je me suis dit qu’il pourrait y avoir une sorte de “rencontre” entre les deux. J’ai trouvé cette approche plus dérangeante car il s’agissait de brouiller les frontières entre l’artificiel, l’humain et la nature. »
Dans le monde de Cristina et d’Adrien, impossible de se fier aux données car tout est constamment sous la menace d’un piratage. Il s’agit donc moins ici de chercher la vérité que de trouver du sens. « Je suis marqué par cette idée de fin des “grands récits”, qu’il s’agisse des religions ou du marxisme, confie Olivier Paquet. Le dernier grand récit existant, mais qui ne produit pas de sens, c’est le néolibéralisme : il promet qu’on va amasser de l’argent mais ne dit pas ce qu’on va faire de cet argent. J’ai donc voulu montrer une humanité déboussolée, qui ne trouve plus ni sens global, ni destinée. Aujourd’hui, on est pris dans un système de relations tellement vaste qu’il devient quasiment impossible de se mobiliser. Or le rôle d’une IA, c’est justement de gérer la complexité et d’être capable, à partir de données très variables, issues de sources très différentes, de repérer un motif ou une direction, quelque chose qui émerge, et d’arriver à dégager quelque chose de cette masse de données. C’est cela, pour moi, l’essence d’une machine. »
Si les personnages avaient une « quête », elle consisterait à découvrir si l’humanité a encore un rôle à jouer pour et dans son avenir. Aurore veut retrouver son frère, Kader veut le tuer, et la dernière dignité de l’être humain consiste alors à sauver des vies, du moins quand on n’est pas obsédé par l’idée de devenir un « exemple indépassable ».
Bien souvent, dans une trame romanesque classique, le désir est le moteur qui pousse les personnages à transgresser le cours des choses. Et l’évolution de l’intrigue dépend de la satisfaction ou de la frustration de ce désir. Ne serait-ce que parce qu’il ne respecte pas cette tradition, Les Machines fantômes est un roman d’une modernité presque dérangeante. « Je pense décrire un monde dans lequel les utilités deviennent supérieures au désir, explique Olivier Paquet. Ce qui m’amuse, c’est que Cristina cherche finalement un mec qui a un appartement pas loin de son boulot… Et que ça lui semble naturel. Ils savent tous qu’il y a un truc qui cloche dans tout ça, mais ils ignorent comment en sortir. Ce qu’ils veulent, c’est avoir du contrôle sur leur vie, ce qui induit qu’ils ne veulent pas le “pouvoir”, car cela les conduirait à perdre ce contrôle. »`
Le livre porte alors un questionnement passionnant sur le rôle de la fiction, sur le fait de raconter des histoires qui, gage-t-on, permettent de donner des directions et de produire du sens. L’un des protagonistes, écrivain, dit d’ailleurs : « Quand je crée un personnage, au départ j’ignore sa personnalité, je connais son nom, je définis son physique, mais je ne sais pas comment il va réagir aux événements que je lui impose ; je ne crois pas que les personnages échappent aux créateurs, juste qu’il faut vivre un moment avec eux pour les comprendre (…). J’aime mes créations avant de pouvoir les déchiffrer. »
Pénétrant, mystérieux, Les Machines fantômes est aussi une œuvre éminemment politique, qui continue de se déposer par strates bien après qu’on en a achevé la lecture. C’est un livre, aussi, qui nous suggère que nous avons autant besoin de nous réapproprier une histoire que de nous réconcilier avec les technosciences. En guise de clin d’œil, on est d’ailleurs tenté de conclure avec l’une des phrases-clés du roman : « Les voies de Dieu sont impénétrables, mais Dieu a laissé des textes à interpréter ; pas les IA. »