Bordage se révèle plus que jamais cet humaniste guerrier, façonnant, récit après récit, des raisons manifestes d’espérer des jours meilleurs, quand bien même ses personnages seraient acculés à devoir survivre dans la plus sordide et désespérante des dystopies. Il a pour glaive son imparable et inoxydable fibre voltairienne, terrassant sans relâche les innombrables obscurantismes qui altèrent nos choix de vie — et conséquemment notre bonheur.

Métro Paris 2033 - Lefictionaute.com
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Thématique

Si la thématique postapocalyptique de tendance nucléaire s’avère usée jusqu’à la corde, le traitement qu’en fait Pierre Bordage se montre pour le moins singulier. En témoigne le cadre inhabituel des sous-sols du métro parisien, lieu unique de cette aventure bordagienne, pendant moscovite du Métro 2033 de Dmitry Glukhovsky. L’exil souterrain de l’espèce humaine aurait dû inciter cette dernière à vivre en bonne intelligence avec ses semblables, privilégiant plus que jamais l’entraide, la concertation et la bienveillance. Las ! Une telle inclinaison nécessite un surcroît d’efforts auquel nous ne sommes manifestement pas prêts, lui préférant les pulsions de Thanatos à celles d’Éros. Aussi retrouvons-nous des gouvernances dont la brutalité se montre paroxystique. Ces dernières s’exposent comme autant de copies magnifiées de nos anciens modèles, qui théocratique (Montparnasse et sa religion de l’Élévation), qui ploutocratique (les mandars de Petite-Chine ou les grossistes de Versailles.) La première, la plus peuplée et la plus centrale, demeure sous la férule d’un pasteur au pouvoir absolutiste, tenant également sous sa botte une huitaine de stations périphériques. Elle est en concurrence avec Petite-Chine — autre nom de la statiopée Place d’Italie — et comprend, elle aussi, une huitaine de stations, toutes dirigées par un consortium ploutocratique répondant au nom de mandars. Quelques autres statiopées de moindre importance se font également concurrence, en sus de quelques stations indépendantes, lesquelles ne tarderont pas à être amalgamées au profit de leurs voisines plus riches et plus fortes. Régner par la terreur semble donc être la norme dans les boyaux du métro parisien. Une terreur savamment entretenue par les milices propres à chacune des statiopées — lesquelles rivalisent d’intelligence en abusant de leurs prérogatives pour contrer leurs ennemis tant intérieurs qu’extérieurs. Un classique de l’histoire… Une violence politique d’autant plus manifeste que croissent les populations humaines et mutantes, accroissement en totale opposition avec l’épuisement des maigres ressources que comptent les statiopées — l’eau, notamment, récoltée au sein d’immenses citernes découvertes en plusieurs endroits, mais dont la structure commence à montrer quelques signes de faiblesse. La réponse des différents dirigeants à ce cruel dilemme se montre partout la même : crimes rituels mis en scène par les officiants de la religion d’Élévation d’un côté, famines et maladies plus ou moins favorisées par les mandars ploutocrates de Petite-Chine de l’autre. Au regard d’une telle offre politique, comment faire advenir les prémices d’une gouvernance plus démocratique et respectueuse de l’autre et du bien commun ? Le désir d’émancipation et de liberté véhiculé par la Madone de Bac, par l’entremise de sa Fédération ne semble guère avoir les faveurs des intéressés, arc-boutés sur le nécessaire maintien de leurs fastes privilèges. Assurément, l’idée d’un quelconque contrat social rousseauiste ne semble guère porteuse en ces temps d’extrême délabrement sociétal et moral. La lecture de Machiavel s’avère plus essentielle ici, pour qui souhaite appréhender au mieux les tenants et aboutissants de ce très long exil en territoire hostile où les raisons d’espérer se montrent bien maigres. Comment expliquer l’absence de révolte des opprimés, le faible écho rencontré par les tentatives peu fructueuses de Madone, la perversité sans nom des castes dirigeantes ou encore les croyances les plus irrationnelles dignes des âges sombres de notre histoire ? Autant d’interrogations que Bordage exposent avec son aisance et sa verve habituelles. Reste au lecteur, par-delà les péripéties des uns et des autres, à s’orienter dans ce dédale de questions aux réponses hasardeuses, confronté à une comédie humaine dont la seule issue envisageable est la Raison, seul outil à même d’extirper les Métrolites de l’ignorance humaine la plus crasse. Encore et encore…

Narration
Métro 2033, premier opus de la trilogie éponyme du russe Dmitri Glukhovski et publié chez L’Atalante en 2005 connut un franc succès auprès de son public, au regard des quelque 300 000 exemplaires vendus. Performance commerciale redevable à son adaptation en jeu vidéo — ainsi qu’à ses deux séquelles — par le studio 4A Games pour l’éditeur THQ, propulsant dès lors le roman au-delà de son premier cercle de ventes. Il jouit rapidement des larges faveurs du public international, avec pas moins de vingt traductions. Un film serait prévu en cette année 2020, produit par le studio russe TNT Premiers Studios et sous la direction artistique de son auteur, détenteur des droits. Quelque cinquante romans russes et quelques autres de langue anglaise et italienne participent à ce jour à l’élaboration de l’univers Métro 2033. Il conviendra d’additionner à cette singulière paternité les deux titres Vers la lumière et Vers les ténèbres d’Andreï Dyakov, disponibles chez L’Atalante. À cet édifice déjà solidement charpenté se rajoute notre trilogie Métro Paris 2033, sous la houlette de Pierre Bordage. Si le Russe place son intrigue une vingtaine d’années après le déclenchement nucléaire mondial, le Français tente un pari bien plus audacieux en situant les événements de son récit en l’an 2596. Pari téméraire, toutefois, au regard des quelques suspensions consenties de l’incrédulité — pour reprendre l’expression bien en vue, mais un tantinet barbare de nos littératures — dont il nous faut parfois faire preuve. En témoignent l’emploi régulier d’armes à feu ou encore la présence d’une IA parfaitement opérationnelle, tant sur le plan de l’énergie que sur celui de son fonctionnement logiciel… Après soustraction, plus d’un demi-millénaire d’écart tout de même nous sépare de cette grande tragédie… Toutefois, une fois débarrassés de ces viles mesquineries, nous ne pouvons que nous montrer ravis par un récit orchestré d’une main de maître. Le talent de conteur de Bordage est acté de longue date, et nous avons plaisir à retrouver les mêmes rouages narratifs de l’auteur d’un cycle à un autre. Parmi ces derniers, un sens rythmé de l’action, une intrigue savamment orchestrée et une incomparable aptitude à donner corps aux différents protagonistes. Les destinées de ces derniers ne manqueront pas de se croiser au terme d’une épopée dont l’inéluctable dénouement n’est pas sans rappeler ceux tissés par nos moires grecques. Quand bien même les moires bordagiennes tireraient davantage vers une résolution plus hollywoodienne que proprement grecque — au sens tragique du terme. Au-delà de ce regret d’ordre esthétique, la verve de l’auteur se montre plus discrète qu’à son habitude, les lignes d’horizon se limitant ici aux seuls contours obscurs des sous-sols du métro parisien. Handicap obligeant l’auteur à se polariser sur la qualité des interactions entre protagonistes, exercice pour lequel ce dernier excelle. « Le confinement, l’obscurité permanente, le manque de perspectives m’ont naturellement poussé à me focaliser sur les personnages, qui, les lieux n’étant guère attrayants, ont envahi tout l’espace. Ils sont nombreux à jouer un rôle important, mais de cette vaillante troupe quelques-uns ont fini par émerger », corrobore celui-ci. Remerciant Dmitry Glukhovsky de lui avoir ouvert son univers, l’écrivain déclare par ailleurs : « Je ne savais pas que son invitation m’emmènerait aussi loin dans l’exploration d’un métro parisien revu et corrigé par la dystopie. » Une exploration qui nous renvoie à toute la bassesse humaine, à la misère et à la cruauté, mais aussi à son pendant d’espoirs, d’amitiés et d’amours. Autant d’émotions foisonnantes et antithétiques, admirablement servies et incarnées par une non moins foisonnante galerie de personnages au portrait chatoyant. L’humanisme dont fait habituellement preuve l’auteur dans ses textes se révèle ici aussi des plus salvateurs. Bordage se révèle plus que jamais cet humaniste guerrier, façonnant, récit après récit, des raisons manifestes d’espérer des jours meilleurs, quand bien même ses personnages seraient acculés à devoir survivre dans la plus sordide et désespérante des dystopies. Il a pour glaive son imparable et inoxydable fibre voltairienne, terrassant sans relâche les innombrables obscurantismes qui altèrent nos choix de vie — et conséquemment notre bonheur.
 
Lecture
L’auteur se sent manifestement à l’aise dans le métro parisien en cette année 2596, plus que nous ne le serions assurément en tant que personnages de cette dystopie. Derrière les enjeux de pouvoir, propres à chacune des statiopées, l’auteur donne à voir une humanité condamnée à réitérer les mêmes errements que par le passé, comme si les leçons de l’histoire n’avaient prise sur nous. Il n’y aurait donc point de lois en histoire, si ce n’est justement celle de la caducité, où tout finit toujours par s’étioler et disparaître… pour éventuellement renaître. « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », déclame en ce sens Paul Valéry. L’atome est passé par là, et il repassera… Grandeur et décadence des civilisations. Au sortir de cette caverne bordagienne, car il nous faut bien en sortir — par la voie freudienne ou platonicienne —, rien de nous garantit pour autant que nous en émergerons grandis. Toutefois, nous surgissons de cette épuisante traversée souterraine en compagnie d’une humanité élargie par sa diversité, résultat dommageable — ou non — des diverses combinaisons génétiques offertes pas ce feu atomique. Mutations apparues comme réponse biologique et vitale d’adaptation à un environnement hostile. Bordage explore avec habileté les perspectives narratives offertes par cette diversité des mutants. Citons les nycts que rien ne distingue des humains ordinaires, si ce n’est leur aptitude à évoluer dans une obscurité totale, aptitude fort courue en territoire métrolite. Citons également les vibs que leur grosse tête posée sur leurs corps faméliques apparentent à d’horribles poupées et qui, bien que doués de parole, préfèrent se réfugier dans un mutisme et une insensibilité confondants. Citons enfin les plus remarquables d’entre eux, les dvinns, petits êtres de sexe féminin à l’apparence effrayante et dont les têtes sont elles aussi démesurées en proportion de leur corps. Toutes filles éphémères des ténèbres de Métro, leur durée de vie ne dépassant pas quelques années, les dvinns absorbent le surplus d’émotions des Métrolites. Elles se montrent par ailleurs capables de percevoir un espace et un temps invisibles au regard des simples humains. Là aussi, derrière cet amoncèlement bigarré de mutants, Bordage nous interroge sur notre véritable humanité, tout comme l’avaient fait en son temps Tod Browning et son remarquable Freaks. Il nous interroge aussi sur notre capacité à développer des stratagèmes pour lutter contre l’oubli, le livre jouissant ici d’une place enviable, telle une évidence. Il nous sera également possible de croiser d’autres créatures, saines ou mutantes, à l’instar de ces ours blancs — sic ! — ou de ces terrifiants crabes blancs des bords de Seine. Non moins redoutables sont les serpents de Rive Droite où règnent le Peuple des Profondeurs et leurs Mères génitrices. Au regard des perspectives offertes par toute cette diversité biologique, le lecteur aurait peut-être aimé se perdre davantage dans les galeries de Rive Droite, moins peuplées d’humains, mais plus propices aux rencontres singulières et aux promesses interdites. L’auteur renonce partiellement à cette terra incognita, préférant préserver les fondamentaux de son intrigue et l’évolution de ses personnages. Choix respectable. En parlant de ses personnages justement, Bordage nous manifeste son « plaisir jubilatoire de recueillir une histoire avec les mots. Je suis également heureux de revoir le ciel et de respirer à nouveau un peu d’air frais, mais je ressors de cette immersion un peu plus proche de l’humanité, et j’espère que vous aussi, libraires, lecteurs et autres guerriers du livre en garderez un bon souvenir. » Assurément. Et qu’il est bon de vivre sur la Terre, sous le regard bienveillant et bien tangible de Soleil et de Lune !
 
Franck Brénugat
Publié le 27 mai 2022

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