L’auteur de la trilogie Les Guerriers du silence est l’invité d’honneur de la Foire du livre de Bruxelles.
Huit ans, c’est long. Surtout lorsque l’on espère ardemment une publication.
C’est le temps qu’a dû patienter Pierre Bordage pour enfin voir son premier roman accepté par une maison d’édition. Ce n’est pas faute d’avoir insisté, malgré les “non” à répétition. De 1985 à 1993. “Les éditeurs de science-fiction, à l’époque, ne publiaient que des ouvrages de 180-190 pages”, rembobine le romancier par téléphone depuis son nouveau fief : Le Verdon-sur-Mer (Gironde). “C’était difficile de placer un bouquin de 700 pages comme le mien. Après plusieurs refus, je n’y pensais plus, je bossais.”
Tour à tour, il a été libraire ésotérique, vendeur de jouets auprès de comités d’entreprise, puis journaliste sportif, jusqu’à un petit coup de main du destin et d’un vieux copain : Patrick Couton. Quelques années plus tôt, Bordage avait pris en stop à bord de sa 4L celui qui allait devenir son professeur de banjo. “Plus tard, j’ai découvert l’existence des éditions de L’Atalante et j’ai appris que le traducteur de Terry Pratchett et d’Orson Scott Card était Patrick. J’ai décidé de lui proposer mon manuscrit. S’il n’y avait pas eu le stop, la discussion sur le banjo et L’Atalante, le livre n’existerait pas”, assure l’auteur de la trilogie Les Guerriers du silence.
Pierre Michaut, le fondateur de cette maison d’édition nantaise, est tellement impressionné par sa prose qu’il lui commande d’emblée deux nouveaux “tomes”. Le premier sortira en 1993 et fera l’effet d’une bombe dans le monde de la SF française, que Bordage relance même. “Les éditeurs se sont rendu compte qu’ils pouvaient faire des bénéfices en vendant des auteurs français en grand format. Ce qui a libéré certaines choses. Les auteurs ont pu s’exprimer et créer de longs cycles.” Ce raz-de-marée (la version poche aurait dépassé les 100 000 exemplaires) lui permet de remporter le Grand prix de l’Imaginaire, l’année suivante. De quoi engranger assez d’argent, via les droits d’auteur, et se lancer, sereinement, dans le métier. Une éclosion magique ? À l’entendre, oui…
La première partie des Guerriers du silence serait sortie de sa plume d’un seul souffle. De l’incipit au point final. La gestation a duré six mois avant de prendre vie sur les pages d’un cahier d’écolier quasi sans ratures, exposé, aujourd’hui, à la Bibliothèque nationale de France. Une “jubilation”, selon ses mots. “Je suis parti et je ne me suis pas arrêté. Ça s’est fait tout seul, je ne maîtrisais rien du tout, ça jaillissait comme une source et j’étais là pour la recueillir.” Pour creuser les divers sillons de son “space opera”, sans plan préétabli, l’écrivain est, en fait, parti d’une simple scène. La rencontre entre un jeune employé d’une agence de voyages s’ennuyant ferme sur une planète morne et une habitante d’une planète prospère en panique. Cette dernière sollicite son aide, sous peine de voir l’univers courir à sa perte. Et c’est tout… Le pape de la SF a ensuite tiré sur le fil pour offrir à ses lecteurs une immense fable de 1650 pages et inventer, par la même occasion, une centaine de mondes avec des climats, des moeurs, des systèmes politiques et des dogmes propres. Entre autres. Difficile, pour lui, d’expliquer, même avec du recul, un acte créatif si spontané. “Je pense que c’est parce que j’avais beaucoup de choses en moi… J’avais été fécondé par quelque chose, ça grossissait et il fallait que ça sorte. J’ai attendu trente ans alors que c’était en moi depuis des années”, explique-t-il.
Pour tenter de savoir comment toutes ces idées ont pu germer, il est évidemment tentant de se pencher sur son enfance. Direction la Vendée, dans les années 60-70, une région rurale de l’ouest de la France où il a appris, petit, à parler en patois. Ce fils de paysans a, aussi, assisté au bouleversement du monde agricole initié sous de Gaulle. Entre mécanisation et remembrement des exploitations. “Je pense que ma façon de raconter mes histoires est bercée par la nature. Mon écriture un peu élémentaire.
Il faut que ce soit clair comme de l’eau, aussi ardent que du feu, aussi dur et fécond que la terre. Il y a un côté irrémédiablement paysan dans ma façon de jardiner, labourer ma terre par l’écriture.” Doté, déjà, d’une “curiosité sans limites”, il se souvient, notamment, avoir lu L’Iliade allongé dans la paille. Le soleil s’infiltrant dans la lucarne de la grange, mettant en lumière des faisceaux de poussière. Un moment “féerique”. À la maison, les livres (dont les aventures de Bob Morane) étaient fournis principalement par sa mère, “une intellectuelle n’ayant pas pu s’exprimer”, et son parrain, qui lui offrait chaque année un recueil de contes mythologiques pour ses étrennes. “Ça m’a beaucoup nourri”, pense l’écrivain. Enfant, il aurait connu des élans mystiques en entendant “des bruits agréables” à l’intérieur de son corps. Ses parents catholiques l’ont du coup inscrit au petit séminaire, une école secondaire pour devenir prêtre. Une période abhorrée par l’auteur, même si elle a été plus utile qu’il ne l’aurait pensé de prime abord. “Je m’embêtais tellement, par moments, notamment durant les messes de six heures du matin, que ma seule façon de les supporter, c’était de partir dans des histoires, des sortes de feuilletons que je reprenais tous les jours.”
Pierre Bordage sera finalement touché par la “grâce” un peu plus tard. Étudiant en lettres dans la ville de naissance de Jules Verne, il découvre, à 18 ans, la science-fiction dans le cadre d’un cours de littérature comparée. Sa nouvelle bible ? Chroniques martiennes. Son prophète ? Ray Bradbury. Puis, rapidement, Frank Herbert (Dune), Isaac Asimov (Fondation) et toute la clique de l’âge d’or de la SF américaine. Sans oublier le film Star Wars sorti en 1977, qui “lui a éclaté les yeux”.
Pour l’écrivain vendéen, l’intérêt du genre est triple. Effectuer à la fois des voyages extraordinaires et divertissants, moderniser nos vieux mythes pour apporter un espace d’interrogation philosophique, faire un pas de côté vis-à-vis de la réalité. Pour bénéficier, plus souvent, “d’un effet fourmilière” sur nos sociétés, l’auteur part, d’ailleurs, régulièrement en Inde (comme le mois dernier à Pondichéry), un pays qui “pose des défis constamment aux Occidentaux”. Le romancier se plonge aussi régulièrement dans des textes anciens (le Tao, les Upanishad…) qui “ébranlent nos certitudes” et stimulent son imagination à laquelle il ne dresse pas de limites.
Pierre Bordage n’a jamais retrouvé le même jaillissement créatif après Les Guerriers du silence. Ce qui ne l’a pas empêché de publier 70 ouvrages de tous types (space operas, uchronies, dystopies, thrillers…) et d’enchaîner les prix. En trente ans, et sans jamais avoir fait de plan. “Je suis dans le corps de mes personnages, ce sont eux qui me guident dans leurs misères et dans leurs actions. Je suis le premier spectateur de ce que j’écris. Je suis étonné, ça me surprend en permanence.” Et nous aussi. Son prochain livre, qui sera publié en mai au Diable Vauvert, est un roman érotique de fantasy.
Jacques Besnard