Une lecture captivante et déroutante qui propose une réflexion profonde sur notre société.
J’ai beaucoup aimé ce roman de Pierre Bordage, même s’il m’a bousculée dans mes habitudes de lecture et confrontée à des choix narratifs audacieux qui ne fonctionnent pas tous parfaitement à mes yeux.
L’accroche est immédiate. Dès l’apparition des dames blanches, j’ai été happée par le récit. Ces créatures mystérieuses qui surgissent sans prévenir et font disparaître les enfants de moins de quatre ans créent d’emblée une tension fascinante et une angoisse permanente. Qui sont-elles ? D’où viennent-elles ? Pourquoi cette limite d’âge si précise ? Cette énigme centrale constitue le moteur du roman et fonctionne à merveille pour maintenir le lecteur en haleine.
La structure narrative m’a d’abord déstabilisée. Pierre Bordage multiplie les points de vue, passant d’un personnage à l’autre, d’une situation à l’autre, créant une mosaïque de perspectives sur cet événement bouleversant. Au début, j’avoue avoir été surprise – presque désorientée – par cette approche. On découvre tant de voix différentes qu’on se demande à qui s’attacher, qui suivre véritablement dans ce chaos narratif.
Mais finalement, une fois passé ce moment d’adaptation, la mécanique se révèle plutôt bien huilée. On suit effectivement des personnages principaux dont les points de vue reviennent régulièrement, créant des fils rouges au milieu de cette polyphonie. Ces figures récurrentes nous permettent de nous ancrer dans le récit, de construire une relation avec certains protagonistes tout en bénéficiant de cette vision panoramique de la société face à l’inexplicable. C’est un équilibre délicat que Bordage parvient globalement à maintenir.
L’ellipse temporelle constitue l’autre grande surprise du roman : plus de quarante ans s’écoulent entre la première et la dernière page ! Lorsqu’on s’en rend compte, c’est extrêmement déstabilisant. On est habitué, en tant que lecteur, à suivre une intrigue sur quelques jours, semaines ou mois tout au plus. Là, on traverse des décennies, on voit les personnages vieillir, mourir, être remplacés par d’autres. Les enfants deviennent adultes, les adultes des vieillards. Le monde change, évolue, se transforme sous l’effet permanent de la présence des dames blanches.
Avec le recul, je comprends parfaitement le choix de Pierre Bordage, et je dirais même qu’il était nécessaire. L’histoire qu’il souhaite raconter – l’impact profond et durable de l’apparition des dames blanches sur la société humaine – ne pouvait pas se développer sur quelques semaines ou quelques mois. Il fallait du temps pour observer comment l’humanité s’adapte, comment les structures sociales évoluent, comment les mentalités se transforment face à cette menace permanente et incompréhensible. Cette dimension temporelle donne au roman une ampleur et une portée qu’un récit plus resserré n’aurait jamais pu atteindre.
Néanmoins, cela crée aussi un certain détachement émotionnel. Difficile de s’investir pleinement dans le destin d’un personnage quand on sait qu’on va le quitter ou le perdre dans quelques chapitres, remplacé par d’autres figures dans une chronologie qui avance inexorablement.
Et justement, Pierre Bordage ne fait absolument aucun quartier à ses personnages. Autant le savoir d’emblée : il vaut mieux éviter de trop s’attacher à certains d’entre eux, car l’auteur n’hésite pas à les sacrifier, parfois brutalement, parfois de manière inattendue. Car si les dames blanches ne s’en prennent qu’aux enfants de moins de quatre ans, ce sont bien les humains entre eux qui s’entretuent. Face à cette menace inexplicable, l’humanité révèle ses pires instincts : violence, paranoïa, recherche de boucs émissaires, luttes de pouvoir…
Cette dimension est d’ailleurs l’une des plus glaçantes du roman. Les dames blanches ne sont finalement que le déclencheur d’une catastrophe bien plus vaste : elles ne font que révéler et amplifier la capacité des êtres humains à se détruire mutuellement. Les personnages meurent donc sous les coups d’autres humains – lynchages, exécutions, guerres, massacres – bien plus que par l’action directe des créatures mystérieuses. Personne n’est à l’abri de cette violence humaine déchaînée, pas même les protagonistes que l’on croyait centraux ou protégés par leur statut narratif.
Cette impitoyabilité renforce le sentiment d’angoisse qui traverse tout le roman, mais surtout elle porte le propos de Bordage : ce n’est pas la menace extérieure qui détruit l’humanité, c’est sa propre nature violente et irrationnelle face à la peur. C’est dérangeant, parfois frustrant lorsqu’on perd un personnage auquel on commençait à s’attacher, mais c’est aussi terriblement efficace pour illustrer comment une société peut s’effondrer non pas sous l’effet d’une catastrophe externe, mais par implosion interne.
L’écriture de Pierre Bordage est un véritable plaisir. Je l’apprécie énormément pour sa fluidité, sa clarté, son efficacité. Il ne s’embarrasse pas de fioritures inutiles ni de descriptions interminables. Son style est précis, incisif, parfaitement adapté au genre et au propos. L’histoire se déroule sans anicroche, le rythme est soutenu, il n’y a pas de temps mort qui ralentiraient la lecture ou dilueraient la tension. On avance constamment, porté par une narration dynamique qui ne nous lâche jamais.
Cette fluidité narrative est d’autant plus remarquable qu’elle parvient à maintenir l’intérêt malgré l’ellipse temporelle et la multiplicité des points de vue – deux éléments qui auraient pu facilement créer de la confusion ou de la lourdeur. Au contraire, Bordage orchestre tout cela avec une maîtrise qui rend la lecture addictive.
La dimension allégorique du roman est indéniable. Dès le départ, j’avais compris que Pierre Bordage utilisait l’intervention des dames blanches comme un prisme pour amener le lecteur à réfléchir sur notre monde actuel, sur nos sociétés, sur nos comportements collectifs face à une menace existentielle. Le fait que les dames blanches ne s’en prennent qu’aux enfants de moins de quatre ans – donc à l’avenir de l’humanité, à sa capacité de se renouveler – et que ce soit ensuite les humains eux-mêmes qui s’entre-déchirent est une métaphore puissante qui invite à la réflexion et à la critique.
Cependant – et c’est là l’un de mes regrets –, je n’ai pas vraiment réussi à mettre le doigt précisément sur ce que l’auteur cherchait à dénoncer ou à questionner jusqu’aux derniers chapitres. Pendant la majeure partie du roman, la métaphore reste suffisamment ouverte, voire floue, pour qu’on y projette différentes lectures : crise climatique qui menace les générations futures ? Effondrement social face à une catastrophe ? Montée des autoritarismes et recherche de boucs émissaires ? Violence collective déchaînée par la peur ? Les dames blanches peuvent symboliser tant de choses que leur message spécifique m’a échappé pendant longtemps.
Ce n’est que dans les dernières pages que le propos se précise et que les intentions de Bordage deviennent plus explicites. Rétrospectivement, cela permet de relire tout le roman sous un angle nouveau et d’en apprécier la cohérence. Mais j’aurais aimé que certains fils soient tissés de manière un peu plus évidente au fil de la lecture, sans pour autant tomber dans la lourdeur didactique. Un équilibre difficile, certes, mais qui aurait renforcé l’impact du propos.
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Les Dames blanches reste une excellente lecture. Pierre Bordage signe un roman de science-fiction intelligent, dérangeant, qui interroge notre rapport collectif à l’inexplicable et surtout notre capacité à nous autodétruire face à la peur. Son audace narrative – cette structure polyphonique et cette ellipse temporelle massive – force le respect, même si elle peut dérouter. Et surtout, il parvient à maintenir un suspense haletant sur des centaines de pages tout en tissant une réflexion sociale profonde sur la violence humaine et l’effondrement civilisationnel.
C’est le genre de livre qui vous poursuit après la lecture, qui vous fait réfléchir, qui résonne différemment selon l’actualité du moment où on le lit. Un roman qui mérite amplement sa place dans le paysage de la science-fiction française contemporaine.
Un roman captivant, audacieux et intelligent qui propose une réflexion stimulante sur notre société face à l’inexplicable et sur notre propre violence. Malgré une fin trop précipitée qui ne rend pas totalement justice à l’ampleur du récit, Les Dames blanches offre une expérience de lecture marquante portée par l’écriture fluide et maîtrisée de Pierre Bordage. Une lecture que je recommande à tous les amateurs de SF réflexive et dérangeante.