Une déshumanisation est en marche, dont cette fable noire propose la saisissante représentation.

Appartement 816 - L'Humanité
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Noir confinement
 
L’auteur est l’une des figures du réalisme nouveau apparu dans les premières années du siècle, aux côtés notamment de Philippe Laffitte, Jérôme Leroy, Nicolas Rey, Grégoire Hervier ou encore Daniel de Roulet. Avec Michel Houellebecq en commune référence. Combinant le roman noir avec la science-fiction et le fantastique, cette génération d’écrivains brosse en effet le tableau d’un monde segmenté, chaotique et apeuré, dirigé par des élites lointaines. Un narrateur raconte l’interminable huis-clos dont il est l’unique personnage. Depuis trente mois ce comptable quadragénaire ne quitte plus son appartement, contraint à demeurer confiné par les mesures d’isolement qui se succèdent. Sa femme et son fils restent pareillement cloîtrés, chacun dans une pièce. Notre homme tient le journal de cette réclusion. Mais de bien singulière façon. En couvrant de son écriture au « feutre indélébile à pointe fine » tout support disponible : murs, plafond, portes, meubles et objets divers. Il évoque les drones qui assurent le ravitaillement, le système de pompage des déchets, l’interdiction d’ouvrir les fenêtres ou d’aller sur le balcon en dehors des créneaux horaires. Tout un dispositif de crise qui le rassure. Le récit d’Olivier Bordaçarre s’attache à la partie la plus récente et la plus tragique du journal, qui commence un premier mars et s’achève le six octobre suivant. A chaque fois la météo du jour suivie de considérations diverses qui vont aller se tarissant. Il y est question de cette épouse et de ce fils étrangement invisibles et muets. L’ambiance tourne encore un peu plus au noir. Un état psychique perturbé, sans doute aggravé par le confinement, règle manifestement la conduite du narrateur. Celui-ci s’était rasé la tête, façon pour lui de « devenir un autre assez facilement ». Olivier Bordaçarre laisse entrevoir les dégâts dans l’univers intime de ce personnage si parfaitement en adéquation avec le contexte. Le présent et ses questionnements se profilent là-derrière. Telle la peur obsessionnelle des autres. Engendrant un repli sur soi qui vire ici à la perte de tous les repères et à des dérives insoupçonnées. Le roman noir bascule alors dans une horreur que l’on commençait de pressentir, avec la femme et le fils invariablement silencieux derrière leurs portes, le voisin qui était venu s’inquiéter de l’odeur régnant sur le palier. Une déshumanisation est en marche, dont cette fable noire propose la saisissante représentation.
Jean-Claude Lebrun
 
 
Publié le 19 janvier 2022

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