Inspirez, expirez ! Retour dans une époque anxiogène, enfermés entre quatre murs à admirer le soleil insolent et la chaleur provocante du dehors. Dans cet Appartement 816 , vit Didier Martin, un homme terne, ennuyeux dont la froideur psychologique et l’insensibilité crasse grossissent au fil du temps qui passe. Si la situation fait penser à notre premier confinement, quelques limites ont été franchies, laissant entrevoir un futur plus ou moins proche pour la temporalité de l’action. Le narrateur, Didier Martin 41 ans, prénom et nom lambda le plongeant véritablement dans l’anonymat est marié à Karine, père de famille d’un adolescent de 17 ans. Dans cet appartement où tous sont confinés, le lecteur ne visualise pourtant que lui. C’est lui qui évoque l’Isolement Total auquel ils font face depuis plusieurs mois, lui encore qui en décrit les principes de fonctionnement, lui toujours qui narre la vie quotidienne du lever au coucher. Futur proche, Nouveau Monde, nouvelles règles, nouveau protocole strict à suivre : le pointage sur EasyHere, l’envoi de la Fiche Journalière de Présence, l’ouverture des fenêtres à heures fixes, le contrôle de la population par drones, la livraison des courses à domicile, l’élimination des ordures par incinération immédiate. Si le réseau social agréé Rezo encourage la mise en ligne de journaux d’Isolement, Didier Martin, lui en a décidé autrement : il écrit sur toutes les surfaces disponibles de son appartement avec des feutres à pointe fine.
Je trouve cela beaucoup plus concret d’écrire sur les vrais murs que sur des feuilles de papier. Au moins, je suis dans la vraie vie.
C’est son second acte de véritable rébellion après l’ouverture des fenêtres de 2 cm sur des périodes non autorisées.
Lecture anxiogène, étranges réminiscences d’un passé que l’on croit mort et enterré, Olivier Bordaçarre pousse les curseurs pour laisser entrevoir une autre réalité : celle de la privation totale des libertés élémentaires, choix des repas, possibilité de sortir de chez soi, aller travailler. Il rajoute le renoncement à la liberté d’expression qui, sous le joug de confinements successifs depuis trois ans, semble avoir totalement disparue. Le seul encouragement à s’exprimer se fait sur Rezo, mais sous étroite surveillance du gouvernement. Dans cette nouvelle France, tout est contrôlé, vérifié, inspecté. L’isolement est devenu la norme, tout se fait en ligne, de la moindre commande sur Mississippi (on savourera l’humour de l’auteur) vivement encouragée, aux rencontres pour trouver un partenaire de vie. Le travail est devenu du télétravail, les appartements se vendent et s’achètent à coup de visites virtuelles, les rendez-vous administratifs se font en Visio. Il n’y a plus aucune raison de sortir de chez soi. Sortir est devenu inutile. Dangereux. Illégal. Peu à peu, la notion même de penser disparaît au profit de l’application des règles. Cela tombe bien puisque Didier Martin ne pense plus. Il applique et exécute. Les 3 années qui viennent de s’écouler l’ont transformé en mouton. Tout est beau. Tout est en ordre. Le système fonctionne, le gouvernement fait ce qu’il faut. Ceux qui ne sont pas d’accord n’ont qu’à disparaître de la surface de la Terre.
Pourtant, au fil des pages, à l’angoisse sourde du confinement s’ajoute une autre forme d’appréhension, plus vicieuse, plus latente : quelque chose ne va pas dans cet appartement, comme si son locataire, obnubilé par les règles, les devoirs, la teneur des informations télévisuelles, la langueur des jours sans fin en oubliait des choses fondamentales : l’esprit critique, la liberté d’agir et de penser. Le monde s’immobilise, l’homme s’efface. Et plus l’inertie s’intensifie, plus les émotions disparaissent.
Parfois, je me dis que ce virus effectue un ménage nécessaire. La sélection naturelle n’a rien de scandaleux en elle-même. C’est une loi de la nature.
Aux confessions d’un enfant du siècle succèdent celles d’un être atteint par une forme de folie désincarnée. L’ Appartement 816 devient alors le journal intime d’un être à l’état mental atrophié, aux émotions appauvries, à la capacité de réfléchir décrépite. Le récit glisse lentement vers le roman noir aux confins de l’absurde et de la folie.
Olivier Bordaçarre encourage son lecteur à réfléchir sur notre monde. Lorsqu’une situation exceptionnelle (la pandémie) devient un état permanent, et que l’homme acteur de ce monde finit par le contempler sans plus y participer, comment évolue réellement son état mental ? Combien faut-il de couches de règles, d’obligations, et de servitudes pour ensevelir toute forme d’humanité ? Que devient l’Homme dans une société militarisée, régie par la délation, les tests de virologies postés à intervalles réguliers, la toute-puissance de Mississippi ce nouveau magasin géant et d’Internet ? Le narrateur de ce roman, « l’écrivain tout-terrain » qui écrit à « livre ouvert » vous en livre un bel aperçu, confessions intimes sur l’oreiller de vos angoisses.
Les cérébraux ont une chance inouïe de pouvoir passer leur temps à contredire, à critiquer, à moquer. Agresser par les mots, ce n’est pas moins grave qu’agresser physiquement. Ils profitent d’une liberté d’expression à des fins personnelles. Pour quel résultat ? À quoi sert la liberté d’expression ? À dire des insanités ? À salir ? À humilier ? Pour quoi faire ?
Toute forme de rapprochement avec des éléments récents est évidemment purement fortuite… ou pas ! S’il nous reste quelques neurones et un brin d’introspection, quelques émotions, un besoin d’exploration de notre humanité, Appartement 816 mérite d’être lu afin qu’il ne devienne pas le nôtre, même si, il faut l’avouer, il renvoie à des heures sombres de notre histoire commune. En cas d’aveuglement chronique, vous pouvez toujours acheter un congélateur grande cuve…
Aude Bouquine