Depuis La France tranquille en 2011, au moins (car bien que de tonalités fort différentes, Géométrie variable en 2006 et Régime sec en 2008 en laissaient sans doute discerner certains germes précocement mutants) – ce que confirmait de façon particulièrement éclatante en 2014 le soigneusement terrifiant et décalé Dernier désir -, Olivier Bordaçarre a développé un talent bien particulier pour explorer, détourner et amplifier les névroses obsessionnelles contemporaines et leurs répercussions mortifères dans des directions souvent terriblement inattendues.
Imaginer désormais un confinement domestique, avec quelques variations sanitaires et sécuritaires, devenu la norme, face à la multiplication des attaques virales au plan mondial : la tentation était immense d’aller tester ce changement de paradigme social et familial dans ses implications quotidiennes, sur une famille on ne peut plus « normale ». De cette possible expérience de pensée pourtant un rien attendue, cet Appartement 816, publié en octobre 2021 dans la collection Fusion, récemment créée chez L’Atalante pour accueillir romans noirs et romans policiers, a su faire quelque chose de profondément plus ambitieux, et de nettement plus dérangeant que ce que sa simple prémisse aurait laissé supposer. Une fois de plus, cette rare capacité dont dispose Olivier Bordaçarre de tordre la langue, d’agencer minutieusement chaque mot et chaque phrase pour enfanter le malaise diffus nous dirigeant vers un paroxysme qui peut confiner à l’horreur, intime bien entendu, mais diablement politique, toujours, fait ici merveille. Son si beau « Accidents » de 2016 passait une famille au crible de la conduite forcée d’une reconstruction impossible : cet appartement-ci transforme l’expérience du huis clos obligatoire en une quête forcenée de ce que le conformisme benoît et l’obéissance sociale logique peuvent nous faire – pour peu que quelque chose se mette à déraper, fatalement ou non.
L'expert-comptable narrateur de cet Appartement 816, rationnel s’il en est, en retraite imposée avec sa femme et son fils décidément invisibles, couvre désormais les moindres interstices domestiques de son écriture : journal, confidence peu fiable, logorrhée, réflexion automatisée, enfilement de clichés médiatiques acceptés, invention d’une logique enveloppante pour résister au doute et peut-être à la folie, chaque mot compte ici, et pas uniquement parce qu’in fine la place est limitée…
L’art de la satire sophistiquée est délicat : Olivier Bordaçarre nous avait montré en 2018 avec son Sexe du ministre qu’il en maîtrise sauvagement certaines des plus fines mécaniques et des plus secrets codes. Appartement 816 orchestre de main de maître un dérèglement des discours faussement rationnels de réassurance politique, et laisse subtilement sourdre au fil des pages le foisonnement des incohérences férocement habillées de logique qui témoignent d’un cheminement lent mais sûr vers la folie, individuelle ou sociale.