Clairement, si Scalzi restait jusqu’ici pour moi un écrivain efficace, que je prenais plaisir à lire, mais qui ne marquerait pas à long terme le genre d’une empreinte indélébile, il a franchi, avec ce roman, un net échelon supplémentaire. Le roman de la maturité littéraire ? Sans nul doute, à mon sens, et pour le coup, quelque chose qui serait plus digne de recevoir un prix littéraire que Redshirts. Je n’aurais jamais pensé mettre Scalzi sur un relatif pied d’égalité avec ce génie qu’est Egan, mais force est de constater que sur ce roman précis, cette comparaison n’est pas ridicule.

Scalzi - Les enfermés - Le culte d'Apophis
Article Original

John Scalzi a jusqu’ici publié deux types assez distincts de romans : d’une part une série de SF militaire (Le vieil homme et la guerre), et d’autre part des romans de SF isolés, ayant pour la plupart une particularité les distinguant de la SF standard : relever de la science-fantasy (Deus in machina) ou de l’humour, voire la parodie (Redshirts, Imprésario du troisième type). Rien de tel ici, et on comprend, dès la quatrième de couverture, que le désopilant ne va pas vraiment être de la partie. Cela ne veut pas dire que l’humour est absent, mais que le ton général est autre. Après tout, on parle d’une effroyable pandémie et on suit une enquête pour meurtre…

Signalons qu’un second texte est proposé à la suite du roman, dans lequel de nombreux narrateurs détaillent les événements à l’origine du nouveau monde décrit dans le livre. Ce texte, très vivant et d’une richesse exceptionnelle en terme de worldbuilding, est un gros plus par rapport au roman, qu’il complète efficacement (j’en reparle en fin de critique).

C’est avec grand plaisir que j’ai lu ce roman de John Scalzi, qui, finalement, se révèle assez peu prévisible, et qui est en tout cas d’un intérêt constant. Le worldbuilding de l’auteur, très solide, est réellement digne d’éloges. C’est pour moi le meilleur roman de l’auteur à ce jour, en tout cas un net cran au-dessus de sa production habituelle (de bonne qualité générale, mais il y a un gouffre entre le bon et l’excellent, qui vient sans-doute d’être franchi dans ce cas). Une suite est apparemment prévue, et c’est avec impatience que je l’attends.

Clairement, de toutes les nouveautés que j’ai eu l’occasion de lire en ce début d’année 2016, ce roman s’est révélé être le plus enthousiasmant grâce à la richesse de son contexte et de son intrigue. A moins qu’il y ait une avalanche de chefs-d’oeuvre d’ici fin décembre, il est bien parti pour être un sérieux candidat au prix Apophis SF de l’année, et en tout cas assuré d’être dans le top du top.

Le contexte

Un virus a provoqué une pandémie qui a fait 400 millions de morts (dont 4 aux USA). La maladie possède plusieurs phases, qui sont les suivantes :

Le virus provoque d’abord une forme de grippe particulièrement virulente, pouvant entraîner la mort, mais aussi disparaître en quelques jours après quelques vagues symptômes, voire aucun.

1/4 à 1/5 des survivants ayant développé la totalité des symptômes grippaux subissent ensuite une forme très agressive de méningite, qui peut avoir plusieurs conséquences : la mort, la survie sans séquelles (ou avec des séquelles qui sont traitables et disparaissent) ou la survie avec séquelles neurologiques ou cognitives (du genre diminution drastique du QI). Cette phase est responsable du quart des décès dus à la maladie.

Certains survivants de la phase 2 subissent la phase 3 : ils sont atteints d’une forme de  Locked-in syndrome (on devient alors un « Haden », du nom de la patiente la plus emblématique atteinte, la Première Dame des USA), ou, dans de très rares cas (10 000 sur toute la planète), ils restent valides mais subissent des modifications profondes du cerveau les rendant apte à être Intégrateur (voir plus loin). Rien qu’aux Etats-Unis, il y a 4.5 millions d’Haden (40 dans le monde). Un Haden, donc, est « enfermé »dans son propre corps : il ne peut pas bouger, ni parler, mais à part ça ses sens et son intellect fonctionnent normalement.

Aucune date n’est donnée dans le roman, mais le texte supplémentaire précise que la pandémie s’est déclarée alors que le monde comptait 7 milliards d’habitants, ce qui place donc le début de l’épidémie entre aujourd’hui et 2020, en gros. En tout cas, l’intrigue démarre 25 ans après les premiers cas.

Lorsque ces derniers ont eu lieu, un effort international massif (plusieurs milliers de milliards de dollars) a été mis en place pour créer des technologies nouvelles permettant aux Hadens de retrouver un semblant de vie normale. D’où la création de prothèses cérébrales informatiques greffées dans le cerveau et de corps artificiels (appelés « Cispés » -une référence à Z6-PO, comme se qualifie elle-même la Première Dame la première fois qu’elle en pilote un-) contrôlés par téléprésence via les dits implants, qui permettent à un Haden de « se » (le vrai corps restant dans une cuve médicalisée) déplacer, de communiquer, etc.

Le même genre de technologie lui permet de partager le corps d’un Intégrateur, la conscience de ce dernier restant « en veille » pendant ce temps, mais apte à reprendre un contrôle total si nécessaire. Cependant, louer les services d’un Intégrateur revient cher (et ils sont très peu nombreux), ce qui les réserve le plus souvent à une certaine élite, mais permet de continuer à ressentir certaines impressions (le goût, par exemple) inaccessibles à un Cispé. De plus, l’utilisation d’un corps organique d’emprunt met les gens beaucoup plus à l’aise dans certains milieux ou circonstances. Pour ceux qui n’ont pas les moyens de se payer leurs services sur leurs propres deniers, l’administration organise une « loterie » où le lot est une journée d’intégration.

Les Cispés sont conçus pour être aussi proches, en termes de capacités, des humains que possible, à la fois pour en faciliter le contrôle par téléprésence et pour éviter une peur du grand public du type « syndrome Terminator ». La grande différence est l’absence de goût, de fonctions organiques (sexuelles, digestives, etc) et (pour la plupart) l’absence d’expressions sur le visage (qui reste figé, comme celui de Z6-PO), bien qu’on rencontre dans le roman des Cispés dotés d’expressions et de traits du visage configurables. Tous les sens du Cispé sont « réglables », y compris la perception de la douleur. L’Haden peut aussi régler quelle part de sa conscience de « soi » est dévolue à son vrai corps et à son Cispé, certains oubliant totalement qu’ils possèdent le premier (qui doit cependant être nourri et « entretenu » par des infirmiers sous peine de mort ou de troubles divers, les escarres par exemple).

Les conséquences de l’apparition d’une nouvelle culture propre aux Hadens, ayant un rapport différent au monde physique et à l’ensemble des éléments de la vie quotidienne, sont bien décrites, tout comme certaines particularités, comme le fait de se « regarder soi-même » (regarder son corps réel depuis son Haden) ou l' »intégration transgenre » (un Haden masculin intégré dans un corps féminin par exemple). Les Hadens (ou « enfermés ») sont tous reliés par un espace en Réalité Virtuelle appelé l’Agora, et disposent d’un espace virtuel privé librement configurable (celui du protagoniste ressemble aux grottes de Waitomo ou à la Batcave, ça dépend de la culture de celui qu’il y invite !), où certains passent plus de temps que dans le monde physique. Il existe même un cas qui a contracté le virus au stade fœtal, qui a survécu (ce qui est très rare) et n’a jamais connu le monde physique à proprement parler, étant né « enfermé ».

Protagoniste et thèmes

Le protagoniste est Chris Shane, fils de milliardaire (et de politicien) et star des Hadens : c’est en effet lui que sa famille et le lobby pro-Haden a mis en avant, dès son enfance, pour faire accepter les Cispés au public. Au moment où l’intrigue démarre, il commence sa carrière au FBI et enquête sur un meurtre impliquant un Intégrateur. Le contexte est tendu, puisqu’une loi qui vient d’être adoptée va sévèrement réduire l’aide publique aux Hadens.

Il fait équipe avec une ex-Intégratrice, bien entendu désabusée, cynique, au mauvais caractère, alcoolique, fumant comme un pompier et oubliant son dégoût de l’humanité dans les rencontres d’un soir. Bref, vous l’aurez compris, entre ça et l’enquête policière, on est dans le cliché (bien que, si le comportement de la coéquipière est stéréotypé, l’explication de ce dernier est, elle, beaucoup moins convenue), le police procedural, comme disent les américains. Tous les éléments mis bout-à-bout, on pense à des séries ou des films comme Extant (pour la controverse auprès du grand public autour de l’intelligence artificielle pilotant un androïde), Almost Human, Real humans ou encore Clones de Jonathan Mostow. Si le mélange n’est pas à proprement parler original, donc, il reste cependant efficace, et surtout, on reste admiratif devant la minutie de la description du monde.

L’aspect « police du futur » est bien rendu, bien qu’on reste, à ce niveau, relativement loin d’un livre comme La grande route du Nord de Peter Hamilton. Etre un agent du FBI Haden aux « commandes » d’un Cispé a des tas d’avantages : on dispose d’un modem / radio / téléphone intégré, de la vision nocturne (du moins c’est le cas pour le modèle de luxe que le protagoniste emploie : tous les Cispés ne se valent pas, tout comme toutes les « Enveloppes de combat » ne se valent pas dans le cycle de Takeshi Kovacs de Richard Morgan, par exemple), on résiste aux balles et au souffle d’une grenade, et surtout, on peut se déplacer instantanément, dans des Cispés loués / réquisitionnés, d’une côte à l’autre des Etats-Unis instantanément. Ce dernier point permet à l’auteur de faire voyager son enquêteur en un temps très court sur un grand nombre de lieux ayant un rapport avec l’enquête, ce qui n’est normalement possible que dans les univers de SF les plus avancés (téléportation, etc).

On retrouve les réflexions déjà menées par John Scalzi autour de la perte d’autonomie dans son cycle de SF militaire (vues du côté de la vieillesse et pas de personnes atteintes d’une maladie), ainsi que l’aspect découplage conscience / corps qui avait également été esquissé dans ces romans. Toutefois, la réflexion est ici bien plus poussée, à mon sens.

L’intrigue, le style, les personnages secondaires

L’intrigue est complexe, notamment en raison du grand nombre de personnages secondaires trempant d’une façon ou d’une autre dans l’affaire de meurtre qui marque le début de l’histoire. De même, il y a beaucoup d’explications sur la technologie des implants, de l’Agora et des Cispés, et il faut parfois s’accrocher pour ne pas perdre le fil. Non pas que ce soit mal écrit, mais la densité d’informations que l’auteur veut faire passer au lecteur est à quelques reprises très importante (mais bon, rien de comparable au Livre Malazéen des Glorieux Défunts non plus !).

Le héros a un background assez riche, surtout au niveau familial. Certains personnages secondaires, tout spécialement Vann, sont intéressants, complexes et fouillés. J’ai personnellement apprécié l’utilisation de personnages Navajos, particulièrement le déficient mental qui, au final, se révèle, dans son genre, plus intelligent que quelqu’un supposé très brillant.

L’histoire est racontée à la première personne du singulier par Chris Shane. J’ai trouvé le style plus fouillé que dans les autres romans de Scalzi que j’ai eu l’occasion de lire, et j’ai apprécié la profondeur des thématiques et surtout la façon très profonde, détaillée, de les exploiter. La narration est fluide et agréable, le rythme (et celui des révélations) est bon et bien maîtrisé. J’ai pris beaucoup de plaisir et d’intérêt à découvrir le fin mot de l’histoire. J’ai particulièrement apprécié la longue phase dans laquelle les « gentils » démontent le plan des « méchants » et le retournent contre eux d’une façon excessivement réjouissante. C’est d’ailleurs l’occasion pour l’auteur de nous proposer plusieurs dialogues extrêmement savoureux.

Genre, place du roman dans la SF contemporaine et dans l’oeuvre de Scalzi

A part le niveau de langage, qui reste accessible à tout le monde, on est pratiquement sur la richesse, dans la description du futur proche et des technologies émergentes, des textes les plus soft de… Greg EganZendegi en tête. On est à la limite de la Hard-SF à vrai dire.

Clairement, si Scalzi restait jusqu’ici pour moi un écrivain efficace, que je prenais plaisir à lire, mais qui ne marquerait pas à long terme le genre d’une empreinte indélébile, il a franchi, avec ce roman, un net échelon supplémentaire. Le roman de la maturité littéraire ? Sans nul doute, à mon sens, et pour le coup, quelque chose qui serait plus digne de recevoir un prix littéraire que Redshirts. Je n’aurais jamais pensé mettre Scalzi sur un relatif pied d’égalité avec ce génie qu’est Egan, mais force est de constater que sur ce roman précis, cette comparaison n’est pas ridicule.

Son roman, même s’il a certains points communs avec Le vieil homme et la guerre (le côté militaire, l’exploration spatiale et les extraterrestres en moins, bien entendu), est tout de même un habile mélange de post-apocalyptique (en un sens) et de SF Transhumaniste (même s’il n’est à aucun moment question de la Singularité qui caractérise en général ce type de SF : néanmoins, il y a une évolution suffisante de la forme de l’homme -du moins des Hadens- pour faire, dans une certaine mesure, la comparaison). Il a même un vague côté cyberpunk (le ton désabusé et cynique en moins), dans la place qu’il accorde aux grandes corporations et à la guerre économique qu’elles se livrent et dans l’utilisation d’implants cybernétiques.

Libération : une histoire orale du syndrome d’Haden

Ce texte supplémentaire, très intéressant, est un très gros plus à la lecture du roman, car il détaille très minutieusement les événements qui ont mené à la situation au début de l’intrigue. Au lieu de faire un froid déballage d’infos, l’auteur a  adopté des points de vue multiples, sous forme d’interviews, celles de gens (médecins, chercheurs du CDC,  médecin personnel de la Maison Blanche, politiciens, cobayes des premiers implants, leurs concepteurs, etc) ayant pris une part active dans l’épidémie, ses tentatives de résolution, la mise au point des implants ou des cispés, etc. Cette narration très vivante est un plus apporté à un texte déjà remarquable : en effet, le worldbuilding était déjà très solide dans le roman, mais il franchit là un impressionnant échelon supplémentaire. A part ceux de Peter F. Hamilton, je peine à trouver un exemple de monde aussi solidement établi par son auteur.

Libération est divisé en plusieurs parties :

La description de la pandémie.
Le syndrome d’Haden.
Le programme de recherche sur les implants.
La mise au point des Cispés.
Le Nouveau Monde (=la société Haden).
25 ans : les narrateurs prennent du recul et examinent la situation et les perspectives d’avenir un quart de siècle après la Pandémie.

Tout est passionnant, mais certains points sont à retenir, comme les pistes données par l’auteur sur l’origine du virus et sa mutabilité et adaptabilité (le concept des 3 phases : en gros, un seul virus provoque trois maladies différentes) : une origine artificielle liée au bioterrorisme est clairement évoquée, bien qu’aussitôt démentie par d’autres narrateurs. Au final, le lecteur s’interroge, mais ne connaîtra pas le fin mot de l’histoire. J’ai personnellement également particulièrement apprécié l’utilisation du concept de vallée dérangeante à propos des Cispés.

Le fait que les Hadens forment une nouvelle société, plus nombreuse que certains groupes religieux aux USA (il y en a plus que de juifs pratiquants ou de musulmans) est très bien décrit : le sentiment d’appartenir à un groupe à part, défini par le fait d’être un Haden avant toute chose, au détriment des clivages traditionnels (sexe, orientation sexuelle, ethnie, religion, statut social, etc) est bien expliqué et exploité.

L’auteur décrit avec une minutie extraordinaire certaines conséquences du statut d’Haden dans la société des « valides », comme une certaine forme d’Apartheid ou les difficultés que rencontre un couple d’Haden auprès des médecins lorsqu’il veut concevoir des enfants biologiques (un corps de femme, même atteint par la phase 3 de la maladie, est tout à fait capable de mener une grossesse à terme, si une insémination artificielle a lieu).

Il conclut en disant que malgré tous les changements de paradigme qu’a subi sa Terre, tôt ou tard, tout finit par s’intégrer dans la vie quotidienne, et ce qui fut jadis extraordinaire (la pandémie, les Hadens, les Cispés) finit par devenir banal, un élément du décor, du quotidien.

 

 

 

Publié le 28 février 2016

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