Lev Grossman récompense alors notre persévérance et nous accroche suffisamment pour que nous ayons envie de lire la suite, qui viendra enrichir cet univers et donner plus de place à certains personnages placés en retrait dans ce premier tome.

Les Magiciens - Culturellement vôtre
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Publié en 2009 aux Etats-Unis et l’année suivante chez nous, Les magiciens de Lev Grossman, critique littéraire pour le TIME et auteur du best-seller Codex (2004), est le premier tome d’une trilogie fantasy se présentant comme une version particulièrement désenchantée des sagas Harry Potter ou Le monde de Narnia, auxquels l’auteur adresse par ailleurs de nombreux clins d’œil. Encensé par une partie de la critique outre-Atlantique comme un « Harry Potter pour adultes » (The Guardian), l’oeuvre de Grossman était passée un peu plus inaperçue chez nous. Les éditions L’Atalante ont réédité en mars dernier les deux premiers volumes, Les magiciens et Le roi magicien, en attendant la parution de l’ultime volet, La terre du magicien, le 23 juin prochain. Un timing des plus adéquats quand on sait que la saison 1 de l’adaptation télévisée de la saga littéraire par Syfy, a été diffusée en France de janvier à avril 2016. Permettre à de nouveaux lecteurs de découvrir les romans au moment où l’oeuvre se trouve sous le feu des projecteurs est donc une idée pertinente.

Une oeuvre qui divise

Les magiciens suit les aventures de Quentin Coldwater, jeune adolescent new-yorkais qui porte fort bien son nom puisqu’il demeurera pendant une bonne partie de ce premier tome, assez froid, boudeur et difficile à cerner. Quentin envisage d’entrer à Princeton après avoir quitté le lycée mais, au lieu de cela, il se retrouve sans trop savoir comment à l’examen d’entrée d’une école de magie, Brakebills, dissimulée au regard du commun des mortels, quelque part au bord de l’Hudson. C’est le début d’un long parcours pour Quentin, qui passera cinq ans dans cette école pas comme les autres, où l’apprentissage et la maîtrise de la magie, divisée en plusieurs spécialités, n’a rien d’une partie de plaisir mais pourrait davantage être assimilée à la pratique de disciplines scientifiques et mathématiques très poussées. Quittant le confort du domicile familial à Brooklyn, il rencontrera à Brakebills des amis, Elliot, Janet et Josh et trouvera l’amour en la personne d’Alice, étudiante surdouée et instinctive mais introvertie. Malheureusement, faire partie de cet univers privilégié ne suffit pas à Quentin, qui s’ennuie ferme et commettra quelques erreurs regrettables une fois son cursus achevé. Cependant, un nouveau monde ne tardera pas à tirer Quentin de son cynisme…

Pour les lecteurs de fantasy, l’oeuvre de Lev Grossman est souvent sujette à des avis tranchés : certains adorent tandis que d’autres restent sur le bord de la route. Si les raisons derrière ces avis plus mitigés, voire négatifs sont nombreuses (nous y reviendrons), on peut notamment citer une meta-réflexion assumée sur le genre, qui peut sembler de prime abord arrogante, voire cynique, ainsi que le caractère superficiel et peu sympathique d’une bonne partie des personnages principaux, rendant la lecture des 512 pages du premier tome parfois difficile. Après une lecture intégrale du livre (et une lecture encore partielle de sa suite, dont nous vous parlerons très prochainement), force est de constater que ces arguments sont en partie justifiés, mais qu’ils s’appuient principalement sur les 200 premières pages, suite à quoi l’histoire et l’univers décrits évoluent peu à peu, révélant quelque chose de plus complexe, plus nuancé. Il faudra bien entendu prendre son mal en patience pour découvrir la finalité de la saga, la présente critique sera donc avant tout axée sur les forces et faiblesses de ce premier tome, déterminantes pour convaincre le lecteur de poursuivre l’aventure aux côtés de Quentin.

Les affres de la désillusion post-ado

Que l’on soit un inconditionnel de littérature fantasy ou un lecteur occasionnel, préférant des titres et auteurs pointus ou bien des romans plus accessibles, Les magiciens peut s’avérer déstabilisant : les longueurs narratives sont réelles, les personnages pas toujours très bien définis et le thème de la désillusion post-lycée traitée (dans la première moitié du moins), de manière assez consensuelle. Pour dire les choses crûment, il manque à Lev Grossman le talent de conteur d’un Neil Gaiman, auteur de fantasy/fantastique/comics exigeant et accessible à la fois, qui n’hésite pas à gratter le vernis du genre pour révéler les aspérités de ses personnages et de leur monde, sans sacrifier pour autant l’émotion à une réflexion qui reste importante. Là où le bât blesse avec Grossman, c’est que son écriture reste assez froide, cérébrale, mais ne parvient pas pour autant à toucher un lectorat plus mature habitué aux œuvres sombres, transgressives, peu portées sur le sentimentalisme.

En effet, s’il a été vendu par le Guardian et de nombreux critiques comme une saga fantasy pour adultes, le comportement et les préoccupations de Quentin restent ceux d’un adolescent privilégié s’enfermant dans son ennui et son cynisme sans jamais réaliser la chance qu’il a. Surtout, l’auteur ne parvient que rarement, lors de la première moitié du livre, à le rendre véritablement intéressant, à défaut d’être sympathique. Mis à part un ennui abyssal, une humeur souvent en berne, un désir de fuir la réalité par tous les moyens et un sentiment de rivalité avec les autres élèves, le héros de Grossman n’a rien de très remarquable et ses contours restent longtemps flous.

Finalement, dans cette première moitié, Les magiciens pourrait facilement être assimilé à l’histoire d’un jeune homme issu d’une famille aisée se retrouvant parachuté dans une prestigieuse université en compagnie d’autres jeunes eux aussi riches, doués et privilégiés, avec les tensions et l’insatisfaction que cela implique lorsque l’on se rend compte qu’être diplômé d’une grande école et avoir le monde à ses pieds ne rend pas forcément heureux. Sur le principe, un tel parti pris peut tout à fait fonctionner, en évoquant la désillusion et l’apathie d’une certaine jeunesse. Cependant, pendant un assez long moment, l’auteur manque d’un regard vraiment original sur la question et les personnages, la narration s’en ressentent. Cela n’est pas forcément désagréable à lire, mais trop peu remarquable par rapport à d’autres œuvres du genre et l’identification a du mal à se faire avec plusieurs personnages, dont Quentin. Et comme Lev Grossman ne prend pas non plus le parti de créer des protagonistes que le lecteur va adorer détester, un certain ennui se fait sentir à plusieurs reprises, ce qui n’est pas arrangé par quelques blagues de type sexuel qui sonnent bien trop adolescentes.

Le personnage d’Alice, dont Quentin tombera amoureux, vient cependant tempérer ce relatif désintérêt pour les personnages à ce stade. Original, touchant, bien développé, l’apprentie magicienne surdouée semble bien plus inspirer l’auteur, qui lui réservera d’ailleurs quelques uns des plus beaux moments du roman. Cet intérêt plus prononcé de Lev Grossman pour les personnages féminins se retrouvera d’ailleurs dans le deuxième tome, Le roi magicien, dont nous aurons l’occasion de vous reparler en détail.

Fantasy et distance méta-réflexive

L’univers véritablement fantasy, lui, existe au départ en grande partie par le biais de références évoquant d’autres œuvres, telles que Harry Potter, que l’auteur cite ou détourne énormément tout en gardant la volonté de s’en distancier. Les héros des Magiciens ont grandi, tout comme nous, en lisant la saga de J.K. Rowling et toutes ces œuvres fantasy ayant souvent donné lieu à des films : Le seigneur des anneaux, Le monde de Narnia… Ils ont donc, au départ, une vision somme toute assez distanciée de la magie et ils comparent souvent la réalité de Brakebills avec la version enchantée de Poudlard, par exemple.

Ces citations et références peuvent faire sourire, mais apparaissent parfois comme une facilité et l’on peut aussi comprendre que certains lecteurs, attachés à ces œuvres de référence, perçoivent cette approche comme une forme de cynisme, d’autant plus que Quentin est de prime abord présenté comme un grand fan d’une saga fantasy qu’il a lue étant enfant et à laquelle il est resté attaché. En se projetant dans le monde de Fillory par le biais de ces livres adorés, il se console de sa vie, cherche à échapper à son quotidien et se retrouvera du coup déçu lorsqu’il comprendra que Brakebills n’est pas un univers vraiment enchanté. Certains lecteurs ont interprété cela comme une critique à l’encontre de la fantasy, souvent accusée de constituer une « échappatoire » à la réalité. Evidemment, si on prend la peine de lire Les magiciens en entier, on s’aperçoit que Lev Grossman ne porte pas ce type de jugement sur le genre, bien que le développement de Quentin soit une manière pour lui d’aborder cette question précise. La fantasy, malgré sa dimension merveilleuse, possède également un fond et peut être le moyen de parler, de manière plus ou moins « déguisée », de choses plus terre à terre vis-à-vis de notre propre monde et du parcours de chacun. Ce que Grossman fait également, à son niveau, et ce de manière assez claire.

Cependant, l’univers magique met du temps avant de véritablement décoller. En le présentant de manière relativement terre à terre pendant près de 200 pages, comme s’il s’agissait d’une grande école de type un peu particulière mais répondant finalement à des règles assez similaires, éléments magiques exceptés, l’auteur tend, dans un premier temps, à le banaliser, ce qui constitue un parti pris particulièrement risqué. Après tout, la fantasy fonctionne aussi parce-que nous croyons à son univers, tour à tour merveilleux et inquiétant, qui diffère du nôtre malgré des éléments qui nous y renvoient clairement. Or, la distance de l’auteur vis à vis de ce monde dans la première partie vient compliquer notre adhésion au monde qui nous est présenté, de sorte que les ficelles des éléments merveilleux sont assez apparentes.

Une deuxième partie enthousiasmante

Cependant, alors que Lev Grossman aurait très bien pu s’enliser pendant 500 pages, un retournement important apparaît autour de ces 200 pages et la mayonnaise prend enfin, pour ainsi dire, nous permettant de réévaluer certains partis pris. L’histoire bascule davantage dans le merveilleux et l’auteur semble abandonner cette distance que l’on aurait pu prendre pour cynique vis-à-vis du genre. Les références et clins d’œil n’en restent pas moins nombreux, et pourront parfois sembler un peu trop littéraux aux lecteurs connaissant bien Le monde de Narnia, par exemple, mais la dynamique autour de l’apprentissage de la magie, en se voyant bouleversée, permet au roman de trouver sa cohésion et d’abandonner sa froideur d’apparence.

Pendant près de quatre ans, nous avons suivi les personnages dans leur parcours à Brakebills, où on leur a en quelque sorte donné le sentiment qu’il s’agissait d’une pratique tellement rigoureuse, sujette à tellement de paramètres à prendre en compte, qu’il n’y avait là rien de réellement merveilleux. Cependant, après avoir abordé la magie sous un angle finalement très cérébral, vient ensuite le moment de la ressentir au plus profond de soi, afin de devenir un magicien réellement chevronné. A partir de ce moment, de nouveaux mondes s’ouvrent aux élèves de Brakebills, qui ressentent enfin le plaisir et l’émerveillement que peuvent procurer la magie. Plaisir que les lecteurs ressentent également, donc et qui rend très agréable la lecture de la suite.

Si Quentin n’évolue pas de manière flagrante au cours du roman, Lev Grossman n’en jalonne pas moins son parcours d’étapes importantes, qui auront de toute évidence des conséquences pour la suite. Comme de nombreuses œuvres du genre, Les magiciens présente un récit initiatique, menant le héros, d’apparence assez ordinaire, de l’adolescence à la maturité de l’âge adulte. Grave par son humeur souvent sombre, mais finalement bien immature, Quentin devra passer de nombreuses épreuves afin d’accomplir sa destinée. Pour cela, il sera aidé par des amis devant eux aussi évoluer de manière similaire, et par quelques personnages d’exception (ici, Alice), qui l’aideront à se remettre en question et à mûrir.

Un premier tome qui récompense la patience des lecteurs

Si Lev Grossman n’a pas choisi la facilité en présentant un héros dont le comportement peut régulièrement agacer, une vision, plus fine, plus maîtrisée, se fait jour dans cette seconde moitié et donne envie de lire la suite, d’autant plus que l’affrontement quasi-final de ce premier tome est très bien maîtrisé et parvient à combiner action et émotion. D’ailleurs, Le roi magicien (dont l’auteure de cet article est en train d’achever la lecture), confirme cette bonne impression en offrant davantage de cohésion et moins de temps morts, avec une mise en place plus efficace.

Au final, Les magiciens n’est pas nécessairement une oeuvre dans laquelle il est aisé de rentrer, mais qui, pour peu que l’on fasse preuve de patience, finit par révéler des qualités réelles, qui se trouveront confirmées par la suite. Si la mise en place est longue, parfois maladroite, et que certains personnages sont développés de manière plus superficielle que d’autres, la seconde moitié permet de réévaluer certains partis pris pouvant apparaître comme des défauts, comme la distance méta-réflexive par rapport au genre de la fantasy, qui a tendance à prendre le lecteur à rebrousse-poils en banalisant la dimension magique de l’histoire. Cependant, de même que l’attitude blasée du héros se fissure peu à peu, cette distance, sans disparaître tout à fait, s’amenuise à partir d’un certain point, permettant au lecteur de davantage se prendre au jeu. La narration gagne alors en efficacité et l’univers dans lequel évoluent les personnages n’en devient que plus intéressant. Lev Grossman récompense alors notre persévérance et nous accroche suffisamment pour que nous ayons envie de lire la suite, qui viendra enrichir cet univers et donner plus de place à certains personnages placés en retrait dans ce premier tome.

Natacha Fleurot

Publié le 22 juillet 2016

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