Ce qui semblait du pur divertissement nous pousse à nous interroger, nous prend par les sentiments par surprise, nous fait voir le monde autrement.

Redshirts - Yozone
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Cela fait des années que je veux découvrir John Scalzi, et l’occasion me fait commencer par Redshirts, lauréat du prix Hugo 2013, autant dire le must.
Et ce prix est largement mérité.
John Scalzi fait le choix inverse de l’excellente comédie « Galaxy Quest » : il a écrit un pastiche de SF, une farce moquant les ersatz de Star Trek et surtout les scénaristes fainéants se reposant sur les mêmes ressorts d’épisode en épisode. Mais il renverse le point de vue : et si ces personnages de second plan, au passé plus ou moins fouillé, juste assez pour rendre leur mort tragique aux yeux du spectateur, existaient en dehors du show ? Et si, l’ayant compris, ils n’avaient pas trop envie d’être sacrifiés juste pour la tension dramatique ? Surtout quand les officiers, stars du feuilleton, s’en sortent toujours indemnes !

C’est donc hilarant, parce que nos héros voient la réalité soudain désobéir aux lois élémentaires, et que leur solution est de jouer avec ces nouvelles lois. Bon, ce n’est pas aussi facile à dire qu’à faire, mais les voir se servir d’un officier virtuellement immortel comme bouclier est assez jouissif à lire.
Mais c’est aussi profondément émouvant, car bien sûr on s’attache à ces héros qui refusent d’être privés de leur libre arbitre par un mauvais marionnettiste, et d’être sacrifiés pour tirer une larme au public.
Ils vont donc trouver une solution pour ne pas mourir, en utilisant les règles de la Narration, aussi absurdes et arbitraires soient-elles, et plonger dans un trou noir pour rejoindre le XXe siècle et convaincre le scénariste d’arrêter de les tuer à tout va et, tant qu’à faire, écrire des trucs de qualité.

Cette intrigue ubuesque n’empêche pas, bien au contraire, la profonde humanité des relations entre les personnages. L’un est traumatisé par la mort de sa femme (bradée dans une scène de 30 secondes) et complètement parano, un autre stresse car il ne comprend pas son rôle et craint d’être sacrifiable à tout moment. La conclusion du roman est particulièrement émouvante sur le fond, ce qui contrebalance une forme tout en effets spéciaux dignes d’un épisode de clôture de saison.
John Scalzi  joue à la fois avec les codes des feuilletons TV, il en rajoute avec son parti pris de pastiche sans jamais perdre de vue ce qui fait un bon roman : la vraisemblabilité de tout ce que font ses personnages. Et ça marche fabuleusement sur 250 pages pour nous laisser la larme à l’œil.

Le roman est complété de 3 codas sur 80 pages, rédigées à la première, deuxième et troisième personnes pour suivre trois personnages du XXe siècle et les conséquences avec leur rencontre avec des personnages de fiction du XXVe siècle : le scénariste qui se croit fou (qui m’a paru un rien longuette mais la forme est très maîtrisée), le fils du producteur qui se voit offrir une seconde chance de faire quelque chose de sa vie, enfin l’actrice qui jouait la femme tuée pour traumatiser son mari. Trois tons différents, mais une grande sensibilité pour une mise à nu, une révélation, où l’on peut voir l’impact sur soi de gens qu’on ne connaît pas forcément, voire des personnages de fiction. Si vous ne pleuriez pas encore, là c’est définitivement le cas.

Prix Hugo totalement mérité, disais-je. Redshirts est une histoire drôle qui fait réfléchir, sur notre relation à la fiction, sur son rôle dans notre société, sur notre capacité à accepter beaucoup de choses, la mort ou les petits arrangements avec la réalité. Ce qui semblait du pur divertissement nous pousse à nous interroger, nous prend par les sentiments par surprise, nous fait voir le monde autrement.

Publié le 31 mai 2024

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