En mettant en scène un stimulant qui réalise tous les espoirs que nombre de parents ou d’enseignants ont pu placer dans la chimie pharmaceutique, je stigmatise la naïveté des usagers autant que la roublardise des fabricants de pilules.

Rouiller - Métaquine - actusf
Article Original

François Rouiller nous parle de son premier roman, Métaquine®, mettant en scène un médicament permettant de booster ses performances.

 

ActuSF : Bonjour François Rouiller, pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? Peut-on dire que vous êtes un « touche-à-tout » ?
 
François Rouiller : Je suis né en 1956 en Suisse francophone. J’habite au cœur de Lavaux, vignoble lémanique classé au patrimoine mondial de l’Unesco. L’expression « touche-à-tout » me convient assez bien. Même professionnellement, puisque j’exerce la pharmacie à la fois dans le domaine public (hôpital) et dans le privé (officine de village). En science-fiction, pareil : je suis tour à tour amateur, critique, illustrateur, blogueur et, dès cette année, romancier. J’ai exposé mes dessins en divers lieux, notamment au Festival de la BD de Sierre et au Festival des Utopiales de Nantes. Une centaine de mes illustrations ont paru en recueil en 2002, aux Éditions de l’Atalante, sous le titre Après-demains. La même année, est sorti mon essai sur les drogues et la toxicomanie dans la SF (Stups & fiction, Encrage/Les Belles Lettres) et, en 2006, un dictionnaire non conformiste du genre (100 mots pour voyager en science-fiction, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006) qui a reçu le Grand Prix de l’Imaginaire 2007, catégorie essais.
 
 
   
En fiction, j’ai publié des nouvelles dans diverses anthologies de SF suisses romandes (entre 1983 et 2016 chez divers éditeurs), dont la dernière est sortie cette année (Futurs insolites, chez Hélice Hélas). En 2005, Stups & Fiction devient une exposition thématique, montrée la même année au festival Science&Cité à Lausanne et aux Utopiales de Nantes.  
 
 
ActuSF : Vous ajoutez une nouvelle corde à votre arc avec Métaquine®, votre premier roman en deux tomes, paru aux éditions L’Atalante. Pouvez-vous nous le présenter ?
 
François Rouiller : Métaquine® est né d’une sorte de nécessité créative, qui m’a saisi il y a 8 ans et ne m’a plus lâché jusqu’à la publication du livre. Le point de départ a été purement formel : j’étais en train de peiner sur une nouvelle, je me débattais avec de longues phrases, une narration à la 3e personne, des formules indirectes comme « dit-il » et « grommela-t-elle ». Et puis, tout à coup, j’en ai eu marre. L’envie m’a pris de changer de mode d’écriture, de parler sans détour, par la bouche même des personnages. Alors un premier protagoniste (Régis, un gamin de douze ans) est apparu et s’est mis à raconter lui-même son histoire. Je n’ai eu qu’à me mettre l’écoute pour la transcrire sur le papier.
 
 
 
Bien sûr, ce moment un peu magique a vite passé, et je me suis retrouvé aux prises avec la réalité du labeur d’écrivain et mes difficultés de rédaction antérieures. Mais, au fond de moi, l’élan était donné.
Les thèmes du livre se sont imposés successivement, par couches d’imaginaire. Au départ, très proche de mon univers professionnel, je voulais suivre l’évolution d’un médicament psychotrope dont le succès serait à la fois médical et commercial. Le produit, qui s’inspire un peu de la Ritaline®, est prescrit comme son modèle aux écoliers souffrant de troubles de l’attention et d’hyperactivité. Mais, à la différence du médicament réel, ma substance rend les enfants dissipés non seulement calmes et diligents, mais aussi beaucoup plus performants que les autres. Dès lors, la Métaquine® devient une drogue de réussite, que les adultes s’approprient. De même que les résultats des élèves dopés s’améliorent de façon spectaculaire, l’ardeur au travail de leurs aînés se décuple aussitôt qu’ils avalent les mêmes comprimés. Les carrières prennent l’ascenseur, la compétition devient forcenée, la société entière s’emballe.
 
 
C’est dans ce contexte que j’ai choisi de lâcher mes personnages. Chacun des six héros s’exprime à tour de rôle, essayant tantôt de suivre l’évolution ambiante, tantôt de lui échapper. Car, on s’en doute assez vite, le produit-miracle a ses contempteurs et ses effets cachés. Ses victimes, aussi. À ce titre, la taille des deux tomes du roman est significative : le second volume, sous-titré « Contre-indications », est plus épais que le premier, « Indications » ! 
 
 
ActuSF : Le fait que vous soyez pharmacien de profession n’est-il pas étranger à la thématique abordée ?
 
François Rouiller : Je crois que le descriptif ci-dessus a déjà répondu à la question. Je dois cependant ajouter que mon livre n’est pas le procès déguisé de la Ritaline®. 
 
 
 
En mettant en scène un stimulant qui réalise tous les espoirs que nombre de parents ou d’enseignants ont pu placer dans la chimie pharmaceutique, je stigmatise la naïveté des usagers autant que la roublardise des fabricants de pilules. Nombre de gens – pas nécessairement malades – sont mus par la quête d’un médicament souverain qui non seulement allégerait leurs difficultés de vie, mais les rendrait plus efficients et moins mortels que leurs semblables. Le mythe de la panacée meut aussi bien les tenants des médecines naturelles à la recherche de la formule qui dissoudrait toutes les nuisances modernes que les usagers des drogues « chimiques » qui en espèrent toujours plus d’effets mirobolants. Face à cette demande aussi tenace qu’irrationnelle, l’offre des pharmas profile son marketing pour qu’il épouse les espoirs de leur clientèle. Il y a donc bien deux partenaires pour entretenir la promesse du produit miracle. C’est cette complicité dans le fantasme, ce pacte implicite entre fabricant et consommateur, que Métaquine® met en évidence.
 
 
 
En tant que pharmacien, donc scientifique, j’essaie de démystifier ces croyances doublement ancrées dans nos mœurs consuméristes. Mais mon métier m’a aussi montré que sans adhésion du patient à la promesse du fabricant, les médicaments agissaient moins efficacement. On sous-estime beaucoup la contribution de l’effet placebo au succès des traitements, même lorsqu’il s’agit de molécules censées exercer une action totalement indépendante du psychisme. Que cet effet placebo se trouve renforcé par la pression sociale et les rumeurs du net, et on observe des résultats phénoménaux sur l’ensemble d’une population.
 
 
ActuSF : Pouvez-vous nous présenter le personnage de Régis, cet enfant « rebelle » qui préfère l’imagination à la performance dans cette société accro aux médicaments ?
 
 
 
François Rouiller : Régis est d’abord mon double, l’enfant rêveur que j’étais à son âge et dont j’ai conservé beaucoup de penchants. Dans le roman, ses démêlés avec le système scolaire et ses impitoyables camarades en font le candidat rêvé à la prescription de Métaquine®. La prise du médicament résoudrait toutes ses difficultés, son retard à l’école comme son statut de souffre-douleur. Mais cette solution, si simple, si sûre, impliquerait ce que le gamin redoute par-dessus tout, sa normalisation. Même les quelques adultes qui soutiennent son refus du traitement, comme la vieille Sophie, psychiatre à la retraite, voudraient en même temps le raisonner, l’extraire de sa fantasmagorie. 
 
 
 
Mais Régis résiste envers et contre tous, peut-être parce ses intuitions voient plus loin que les apparences et que toute ingérence dans son monde, fût-elle bien intentionnée, risque de compromettre cette fragile faculté. Régis est un être d’imagination, pour qui le rêve surplombe le réel. En cela, il suit la voie tracée par sa mère Aurélia, une cybertox au dernier stade de l’addiction aux réalités virtuelles qui a rompu tout contact avec ses semblables de chair.
 
 
 
Comme les autres personnages du livre, Régis doit affronter ses propres démons en plus des pressions extérieures. Il résiste et se bat, même si ses armes semblent illusoires.       
 
 
ActuSF : Vous êtes un auteur qui pousse à la réflexion dans vos productions, que vouliez-vous défendre avec Métaquine® ? Pensez et consommez différemment (et notamment dans le domaine pharmaceutique) ?
 
François Rouiller : Plutôt que de donner des leçons, je préfère me cacher derrière un autre personnage du livre, le lanceur d’alerte Ferdinand Glapier. Cet infatigable imprécateur n’a de cesse de fustiger sur le web les travers de ses contemporains. Personne ne sait qui se dissimule derrière ce pseudo un peu ridicule. S’agit-il d’un pirate de génie isolé ? D’un collectif d’hacktivistes ? D’une intelligence artificielle engendrée par la mauvaise conscience des internautes ? Toutes les hypothèses sont permises.
 
 
 
Cyberjusticier à la morale cynique, Glapier apparaît dans le roman pour dénoncer le scandale de l’Eternox®, un polymère cancérigène qui imprègne les panneaux d’isolation de millions de logements et ronge les poumons de leurs occupants encore plus goulûment que l’amiante. Dès lors, cette voix off m’est devenue indispensable, résonnant comme l’écho global des drames privés de mes héros. Lâchement, j’ai choisi d’endosser son anonymat. Cette posture m’a permis d’aborder un grand nombre de problèmes de société, qui, sans le recul de la fiction, auraient passé pour un navrant inventaire de sujets d’actualité. Je voulais que les interventions rageuses de Glapier comme sa manière de toujours en rajouter donnent à son catalogue du pire le rythme d’un refrain obsédant, dont le lecteur pouvait à la fois rire et s’alarmer. 
 
 
 
Impuissants à réduire Glapier au silence, les gouvernants lui érigent des monuments pour conjurer ses provocations, comme on dresse des autels à un dieu vengeur. J’ai pris un malin plaisir à le laisser interrompre le fil de l’histoire et déballer ses fielleuses vérités. Peut-être pour exorciser mon propre pessimisme et secouer mon apathie. Ce n’est pas un hasard si je dois à Ferdinand Glapier la première phrase du livre, « Car le monde est mensonge ». Un constat qui, forcément, fait réagir.
 
 
ActuSF : Vous avez travaillé longtemps cette histoire (8 ans, d’après votre éditeur), pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre processus de travail ?
 
François Rouiller : Mes occupations professionnelles ne m’ont pas laissé d’autre choix que de consacrer l’entier (ou presque) de mes congés à la rédaction du livre. Car je travaille avec une lenteur excessive et une propension à réécrire sans cesse les mêmes passages.
L’avantage de jouer les romanciers en marge d’une autre activité rémunérée n’est pas seulement d’être affranchi des soucis financiers, mais aussi de garder pieds et tête dans la vie sociale ordinaire. Cette immersion régulière dans le bain collectif m’a évité de camper trop longuement avec mes fantasmes devant mon écran ou ma table à dessin. Des allers et retours périodiques entre réalité et fiction empêchent l’esprit de s’attacher à l’une au détriment de l’autre. En revanche, cette fragmentation temporelle m’a imposé chaque fin de semaine de me réacclimater à mon univers romanesque, une opération rarement spontanée. Et puis, des petits bouts d’écriture ne font pas rapidement un gros volume. D’où les huit ans de chantier.
Heureusement, mon mode d’écriture disparate a bénéficié à plusieurs reprises d’une étrange faculté d’auto-organisation subliminale. Parfois au réveil, parfois en rêve, parfois en savourant le premier café de la journée, des idées m’arrivaient, comme ça, sans prévenir. Tout à coup, une nouvelle orientation de l’intrigue s’imposait à mon esprit, la dépassait, lui imprimait un surcroît de sens. Les fragments du récit s’en trouvaient alors cimentés dans une structure plus riche, plus vaste, plus stimulante. Il faut vite prendre des notes quand ces éclairs de lucidité nous tombent dessus, car leurs retombées sont très fécondes, mais la source se tarit vite.
Ce genre d’expérience cause autant de joie que d’étonnement : bonheur de découvrir une solution inespérée pour nouer tous les bouts de ficelles narratifs lâchés en cours d’écriture ; ahurissement devant les ressources coordonnatrices de l’inconscient. On a l’impression de tout maîtriser, de détenir le pouvoir, mais on aurait tort de s’en flatter. En réalité, dans ces moments-là, l’ego et la volonté perdent prise sur l’élan créateur. On n’en est qu’un instrument, un dépositaire hasardeux. On se contente de recevoir, on ne décide rien. Tant pis pour l’amour-propre, tant mieux pour la dynamique de l’histoire.   
 
 
ActuSF : Vous faites partie de l’Association des amis de la Maison d’ailleurs (le musée suisse de la science-fiction), pourquoi avoir choisi ce genre, qui est d’ailleurs prépondérant dans vos œuvres ?
 
François Rouiller : J’ai participé pendant 20 ans à la promotion de cette institution en tant que membre du comité des Amis de la Maison d’Ailleurs et fan de science-fiction. J’ai également, avec Jean-François Thomas, représenté l’association au sein du Conseil de Fondation du Musée. Même si, depuis 2008, j’ai renoncé à ces responsabilités, je reste un sympathisant indéfectible. Je crois toujours que le musée de Pierre Versins et le travail de ses successeurs méritent de rayonner bien au-delà des frontières helvétiques. Je ne peux donc que me réjouir de l’essor actuel de la Maison d’Ailleurs puisque, après Patrick Gyger, son actuel directeur Marc Atallah crée événements et expositions de qualité attirant un public toujours plus nombreux. Quant aux Amis du musée, ils continuent à œuvrer avec enthousiasme. 
Comme Versins, je ne pense pas que la SF soit un genre, pour répondre à la deuxième partie de la question. Je dirais plutôt un champ culturel. La SF manifeste une tournure d’esprit, la volonté de dépasser le monde, sans toutefois rompre le lien qui l’y rattache. En toutes ses œuvres, elle fait plus, elle fait autrement que le réel, mais toujours avec une dose de raison.
Je crois que je suis né avec cette obsession-là. Toujours imaginer des alternatives, des prolongements, des pseudopodes à la réalité connue. Mon premier dessin, que ma grand-mère avait conservé, représentait les animaux qui vivent sur la Lune.   
 
 
ActuSF : Quels sont vos projets en cours ou en préparation ?
 
François Rouiller : Une grande partie de mon activité récente – qui occupera aussi une tranche de mon proche avenir – consiste à augmenter l’imaginaire de Métaquine®. Actuellement, je m’applique surtout à entretenir une vie autour du livre, dans d’autres médias et avec d’autres approches. 
J’avais accumulé passablement de matériel graphique, puisque je suis aussi illustrateur et qu’il fallait aussi permettre de s’exprimer à cette part de moi-même, frustrée de n’avoir plus droit au chapitre lorsque j’étais plongé dans la rédaction du roman. J’ai ainsi tiré le portrait des personnages, puis dessiné certaines scènes, certains décors. Comme Mireille Rivalland (directrice de l’Atalante) et moi avons assez vite abandonné l’idée d’une édition illustrée, j’ai commencé par utiliser ces images dans la réalisation du site www.metaquine.com. Ces pages web ne sont pas seulement conçues pour faire du buzz autour du livre, mais aussi avec une intention fabulatrice. C’est ainsi que le site s’est présenté aux internautes comme la vitrine officielle de GlobantisPharma, le fabricant de la Métaquine®. Du moins au début, au moment de la sortie du roman. Le canular a fonctionné au-delà de mes espérances, même sur des journalistes avisés et de circonspects confrères pharmaciens.
 
 
 
Je continue à développer le site en m’amusant à entretenir l’ambiguïté entre fiction et réalité, mais la mise en ligne régulière de dessins, de photos, de comptes-rendus de presse, d’articles documentaires (dans un blog) fait maintenant pencher la balance du côté romanesque. Il n’empêche qu’à côté de sa fonction informative, le site s’enrichit toujours en réflexions, en textes, en images. Je tiens encore en réserve de nombreuses facéties de mon cru qui n’attendent que le moment de surprendre le visiteur.        
Une autre manière de compenser la mise en quarantaine de mon alter ego illustrateur est la galerie Génération Métaquine®. Cette collection, qui compte à ce jour plus de 300 dessins, repose sur un concept simple : sur chaque exemplaire de Métaquine® qu’on me demande de dédicacer, j’exécute le croquis d’un personnage. Il ne s’agit pas de mes héros, mais d’enfants ou de jeunes gens anonymes censés vivre dans le futur proche du roman. Prennent-ils le psychotrope de GlobantisPharma ? Ou au contraire refusent-ils le traitement ? Sont-ils consentants ou révoltés ? Au lecteur d’en décider.
 
 
 
Quant à moi, avant de remettre le volume dédicacé à son propriétaire, je photographie le nouveau portrait et le mets en ligne quelques jours plus tard (http://www.metaquine.com/patients/). Génération Métaquine® ne restera pas confinée à un espace virtuel. La galerie aura bientôt l’heureuse opportunité de se montrer dans la réalité, lors d’une expo en plein air.
En marge de ces projets à court terme liés à Métaquine®, j’ai rédigé quelques pages d’un nouveau roman. Je n’ai rien à en dire, hormis le fait qu’il commence par la visite d’un cimetière et se divise en trois époques. J’ai aussi sous le coude le storyboard d’une BD, Arbol, qui n’attend que d’être dessinée. Et puis, plein d’autres choses : romans, peintures, nouvelles, sculptures, essais, expos et recettes de cuisine. Vivement la retraite !
 
 
ActuSF : Où pourrons-nous vous apercevoir ces prochains mois ?
 
François Rouiller : À Morges (entre Lausanne et Genève), les 2-3-4 septembre prochains, lors du festival Le Livre sur les Quais, dédié à toutes les formes de littérature. J’y montrerai l’expo « semis de dédicaces » (la galerie de portraits Génération Métaquine, voir question précédente), que je planterai dans les plates-bandes aux abords de la manifestation.
 
 
 
 
 
Je suis également invité aux prochaines Utopiales de Nantes (du 29 octobre au 3 novembre) où j’aurai peut-être aussi quelques réalisations à montrer. Mais je n’en dis pas plus tant que les organisateurs n’ont pas publié de programme officiel. 
 

 

Jean-Laurent Del Socorro - Actusf

Publié le 6 septembre 2016

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