Cet excellent roman est assez typique du volet Fantasy historique de l’oeuvre de Kay : au rythme posé (il ne « démarre » réellement que dans son dernier quart), quasi-complètement dépourvu d’éléments fantastiques, avec d’excellents personnages (très vivants et très attachants) et un monde inspiré par une époque historique terrestre précise mais (re)vue selon un prisme imaginaire, il passionne, fascine même.

Kay - Les chevaux célestes - Le culte d'Apophis
Article Original

Guy Gavriel Kay est au centre d’un véritable mystère : auteur de fantasy reconnu (traduit en 25 langues, ayant vendu plus de deux millions d’exemplaires de ses romans), ayant participé à la mise en forme du Silmarillion avec Christopher Tolkien, écrivain au talent tout simplement immense (lisez ma critique des Lions d’Al-Rassan pour vous en convaincre…), il est malheureusement victime d’une véritable catastrophe commerciale en France. Un directeur de collection bien connu a un jour déclaré qu’en gros, se lancer dans une traduction de Kay, c’était mettre à-moitié la clé sous la porte tant les chiffres de vente étaient ridicules. Autant dire que le contraste violent entre la qualité des livres en question et leur accueil par le lectorat français, même s’il peut s’expliquer sur certains plans (fantasy sans beaucoup d’éléments fantastiques le plus souvent, à dessein peu spectaculaire, au rythme lent, introspective), reste pour moi du domaine de la pure injustice. Il faut cependant dire que la faible disponibilité des versions françaises des ouvrages de l’auteur canadien (pas de version électronique le plus souvent, introuvables neufs à part à la rigueur pour les 1-2 derniers sortis, pas d’impression à la demande) fait que, même avec la meilleure volonté du monde, il n’est plus très aisé, sur un plan technique, de découvrir son univers.

Bref… Les chevaux célestes, donc, est le premier roman d’un diptyque, le second paraissant en Novembre sous le titre Le fleuve céleste (il reprend l’univers du tome 1, mais quatre siècles plus tard). Notez que les deux tomes sont proposés par l’Atalante dans une nouvelle traduction, différente de celle réalisée par la maison d’édition québécoise Alire.

Univers

Comme la quasi-totalité de l’oeuvre de Kay, ce livre relève de la Fantasy historique. Le cadre est cependant beaucoup plus exotique que ceux, inspirés par l’Europe, majoritairement adoptés jusque là, puisqu’il place l’action dans un équivalent imaginaire de la Chine. Les noms changent, mais fondamentalement, c’est la même chose, avec une pincée de fantastique en plus (j’y reviendrai) : la Longue Muraille remplace la Grande Muraille, la Kitai de la Neuvième Dynastie remplace la Chine des Tang (au milieu du huitième siècle, pour être précis), Xinan est l’équivalent de Xi’an, les Bogü sont les mongols, et ainsi de suite.

L’auteur a fait, comme à son habitude, de longues et minutieuses recherches, et s’est entouré du conseil des meilleurs spécialistes. En conséquence, même s’il se sert du prisme de l’imaginaire, son roman a presque la précision des meilleurs romans historiques, et ses descriptions, son ambiance, sont riches, précises et sonnent vrai.

Pour le lecteur, en revanche, mieux vaut ne pas trop connaître l’histoire de la dynastie Tang, faute de s’auto-spoiler le déroulement des événements.

Je le disais à propos d’Al-Rassan, et c’est également vrai pour ce roman : il s’agit d’excellentes portes d’entrée pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas la Fantasy ou ne l’apprécierait pas. Les éléments fantastiques sont au nombre de deux, trois si on compte la daiji (femme-renarde), sur laquelle l’auteur lui-même fait peser une grosse ambiguïté en ce qui concerne son caractère surnaturel… ou pas. D’ailleurs, voilà une piste qui pourrait expliquer le fait que certains lecteurs n’adhèrent pas à la Fantasy historique de Kay : c’est peut-être trop peu riche en éléments fantastiques pour eux. Personnellement, ça me gène d’autant moins que le reste des éléments du roman (personnages, niveau d’écriture, immersion, etc) est d’un niveau si stratosphérique que franchement, qu’il y ait de la magie, des dragons ou je ne sais quoi… ou pas, franchement, on s’en fiche.

Bases de l’intrigue

Nous suivons au début de l’histoire Shen Tai (comme chez nombre de peuples asiatiques, le nom de famille vient en premier), un des trois fils d’un célèbre général, Shen Gao, récemment décédé. Tai a choisi de passer les deux ans et demi de deuil réglementaire à la frontière ouest de la Kitai, près du lac où son père a mené son plus glorieux combat. Là bas, 100 000 squelettes de soldats de la Kitai et du Tagur (traduisez : Empire Tibétain) attendent que quelqu’un leur donne une sépulture pour trouver le repos éternel. 40 000 d’entre eux étant l’oeuvre de son père, Tai se donne pour mission, comme sacerdoce presque, d’accomplir cette tâche herculéenne. Son abnégation à la mener à bien, au mépris de son confort personnel, lui vaudra le respect des deux camps, désormais liés par un traité de paix et par le sang, une princesse impériale ayant été donnée pour épouse à Sangrama, le Lion de Tagur.

Et justement, ces deux souverains vont décider de récompenser Shen Tai, et pas de n’importe quelle façon : en lui donnant des chevaux. Là, ami lecteur, je te sens dubitatif : « Mouais, des chevaux, ça devait valoir quelque chose, mais tout de même, c’est un poil radin, non ? Pourquoi pas des terres, des titres et des bijoux ? ». Et c’est là que tu te tromperas. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les chevaux de la Kitai (et des Bogü) sont des petits machins, tout trapus et à-demi moisis, plus dignes du poney moderne que du fier étalon dont nous avons l’image. Mais, (loin) à l’ouest du plateau Taguran, il existe un pays, nommé la Sardie, dont les coursiers sont si extraordinaires qu’ils sont nommés les chevaux célestes. En recevoir un est considéré comme une immense récompense; cinq, et on change de statut, attirant par là-même des jalousies potentiellement mortelles ; Shen Tai, lui, en reçoit… 250. Va alors se poser le délicat problème de leur acheminement vers la capitale, et celui des problèmes politiques que ce don extraordinaire va entraîner, tant il bouleverse l’équilibre de certains pouvoirs.

Ce qui inquiète Tai, cependant, est qu’il vient de subir une tentative d’assassinat, alors qu’il vient juste d’apprendre pour le don des chevaux et que la nouvelle n’a donc en aucun cas pu se répandre. Qui a voulu le tuer, et surtout pourquoi ? Vous découvrirez la réponse dans le roman !

Personnages

La très grande force d’un roman de Kay, outre le style très plaisant, la redoutable maîtrise de certaines techniques littéraires (comme le fait de vous conduire à croire à quelque chose alors que la vérité est complètement différente) et le côté minutieux de la reconstitution quasi-historique, est le côté extraordinairement vivant des personnages. Dire qu’on s’y attache, qu’on est touché par leur sort, qu’on les trouve solides, rend tellement peu justice à la réalité qu’il faut vraiment lire un roman de Kay pour s’en rendre compte.

Une fois de plus Kay a su me toucher, notamment via une scène extraordinaire avec la concubine préférée de l’Empereur. On apprécie la très longue fin et l’épilogue (on peut presque dire que la fin fait un bon quart du livre), qui, comme dans Al-Rassan, nous donne une idée du sort de chaque protagoniste, même des années, voire des décennies, après la fin des événements relatés.

Toutefois, même si je place Les chevaux célestes très haut dans mon panthéon personnel, je dois dire que j’ai préféré Les lions d’Al-Rassan sur la majorité des plans, y compris les personnages principaux. La raison en est simple : Shen Tai est souvent conduit à jouer une partition écrite pour lui par d’autres, particulièrement les (excellents) personnages féminins. Il manque donc de ce côté « acteur de premier plan de l’Histoire (avec un grand H) » qui caractérisait les deux personnages masculins principaux d’Al-Rassan. En revanche, même si ce dernier avait de formidables personnages féminins (Jehane et l’épouse de Rodrigo), ceux des Chevaux célestes sont à mon avis supérieurs sur certains plans, à commencer par l’inoubliable Wen Jian, mais sans oublier Wei Song la guerrière Kanlin (traduisez : Shaolin), Bruine-de-Printemps ou Li Mei, la princesse offerte en mariage à l’héritier Bogü.

Shen Tai est plutôt complexe, mélange de soldat et de lettré, d’ascète et d’adepte de la boisson et de la compagnie des courtisanes (l’une d’elles ayant un grand rôle à jouer dans l’intrigue). Les autres personnages masculins sont très bons, de Roshan le général d’origine barbare, qui revendique le fait d’être fruste et illettré à son complet opposé, le truculent et talentueux Sima Zian le poète, en passant par le prince héritier Shinzu ou par un être fantastique (c’est, et de loin, l’élément le plus surnaturel du récit) dont je vais taire le nom et les caractéristiques. De mon point de vue, Liu et Wen Zhou sont un poil plus faibles selon les standards de Kay, mais restent, dans l’absolu, de solides personnages.

Comme souvent avec Kay, le personnage principal n’est pas réellement celui qu’il semble être de prime abord : il ne faut pas vous y tromper, ce sont les quatre femmes citées plus haut qui sont les véritables héroïnes de l’histoire, tout simplement via l’influence qu’elles ont ou ont eu sur les décisions de Shen Tai ou sur son destin, qu’il se contente souvent de « subir », bien qu’il se révolte contre cette passivité qui lui est imposée par les circonstances ou les commandements de femmes qui ont un pouvoir sur lui. Certes, dans cette civilisation pseudo-chinoise, ce sont les hommes qui détiennent officiellement l’autorité, mais depuis longtemps, les femmes les plus intelligentes et habiles ont su l’influencer, la détourner, la subvertir à leur profit.

Ce qui frappe, c’est la façon dont on vit les événements, dont le sort de ces personnages nous touche. A mon âge et après avoir lu des centaines de livres de Fantasy (ou de romans tout court), il est rare que je sois vraiment, réellement pris aux tripes : Kay a accompli cela non pas une fois, mais deux. Et il me reste encore beaucoup de ses romans à lire…

Ecriture

L’écriture de Kay est une merveille : sans employer un style pédant, il peint les tableaux évocateurs de mondes disparus, que ce soit la Chine des Tang ici ou l’Espagne sous domination musulmane dans Al-Rassan. La lecture est donc fluide et agréable, mais par contre, une particularité qu’on retrouve souvent dans ses romans est à signaler : le rythme est très lent, d’une part, et d’autre part on se concentre plus sur les personnages et leur place dans la fin d’un monde et l’apparition d’un nouveau que sur les combats, les grandes quêtes héroïques, les prophéties ou tout ce qui fait, d’habitude, partie des codes de la fantasy plus classique. Bref, si c’est de l’épique que vous voulez, vous êtes à la mauvaise adresse : les tableaux doux-amers peints sont certes magnifiques, mais peu trépidants dans le sens gerbes de sang et épées qui s’entrechoquent (encore que, dans celui-ci…). Le roman ne décolle vraiment, en terme de rythme, que dans son dernier quart : avant, celui-ci n’est pas lent ou ennuyeux, mais je dirais… posé. Avec cette lenteur majestueuse qui sied à l’Empire Chinois. Mais ne vous y trompez pas : il y a là-dedans de nombreuses scènes et dialogues d’une intensité tout simplement fabuleuse, les premières vous prenant aux tripes et les seconds vous faisant vous délecter d’une écriture si finement ciselée, un véritable joyau.

Une particularité de ce livre est la large place laissée à la poésie : l’art en général (poésie, donc, mosaïques -Sarance-, musique, etc) a une place très importante dans l’oeuvre de Kay, et ce roman ne déroge pas à cette tradition, pour ne pas dire cette règle. Sur ce plan, il se rapproche d’Al-Rassan, via le personnage d’Ammar. Vous verrez donc souvent de courts poèmes, qui participent à la création, dans l’esprit du lecteur, de l’image raffinée qui convient tant à cette période historique. Enfin, la poésie a une énorme importance, tout à fait concrète, dans l’univers du roman, puisqu’il faut s’y adonner, et avec talent, pour grimper l’échelle d’une bureaucratie omniprésente et toute-puissante (sur les 2 millions d’habitants de la capitale, 140 000 sont des Mandarins de l’un quelconque des neuf échelons).

Si le point de vue principal est celui de Shen Tai, d’autres sont adoptés assez fréquemment, en fonction de ce qui sert le mieux l’intrigue, le world- ou character-building. Il y a même des moments, particulièrement à la fin, où c’est le point de vue d’un narrateur omniscient qui est adopté.

Un mot sur l’édition (électronique)

Comme nous venons de le voir, même au sein d’un seul et même chapitre, le point de vue peut varier entre ceux de divers personnages. Le problème de la version numérique de ce roman est que rien ne le signale : on passe littéralement du coq à l’âne. Bref, c’est le genre d’écueil briseur d’immersion qui m’agace prodigieusement : d’une part, c’est extrêmement désagréable, et d’autre part, c’est vrai qu’il doit être effroyablement compliqué de mettre un trait ou trois étoiles au milieu de la page, hein.

Pär contre, sur tous les autres plans, l’édition est impeccable : pas une coquille ou une faute, un dramatis personæ, une carte, une très bonne traduction, bref, que demande le peuple ?

En conclusion

Cet excellent roman est assez typique du volet Fantasy historique de l’oeuvre de Kay : au rythme posé (il ne « démarre » réellement que dans son dernier quart), quasi-complètement dépourvu d’éléments fantastiques, avec d’excellents personnages (très vivants et très attachants) et un monde inspiré par une époque historique terrestre précise mais (re)vue selon un prisme imaginaire, il passionne, fascine même. Les dialogues et certaines scènes coup-de-poing sont des bijoux d’écriture ou d’immersion, mais ne doivent pas faire oublier que ce livre ne plaira malheureusement pas à tout le monde : trop peu fantastique ou trop inspiré par le monde réel pour certains, trop lent pour d’autres, trop peu sanglant ou épique pour certains autres, il ravira en revanche les lectrices et lecteurs aimant les livres faisant la part belle au décor, à l’ambiance, à l’introspection, à la psychologie des personnages, aux tableaux doux-amers de « mondes » historiques disparus.

Sur un plan très personnel, j’ai beaucoup aimé ce livre, dont j’attends avec impatience la « suite », qui sort le mois prochain (mais se déroule quatre siècles plus tard). Cependant, je le place tout de même en-dessous des Lions d’Al-Rassan, qui, lui, m’avait pris aux tripes de bout en bout et qui proposait des personnages bien plus maîtres de leur destin. Dans les deux cas, toutefois, je voue un culte à l’excellence de l’écriture, des personnages et aux épilogues qui donnent une idée du destin des protagonistes (survivants…) sur le très long terme, ce qui est finalement assez rare en Fantasy (on peut citer Le Seigneur des anneaux, par exemple).

Un dernier mot : à part peut-être son incursion dans la Provence contemporaine et l’Urban Fantasy (bizarrement son seul livre couronné par un prix prestigieux, à savoir le World Fantasy Award…), TOUT dans l’oeuvre de Kay est prodigieusement intéressant, que ce soit en Fantasy classique (Tigane, Fionavar) ou en Fantasy historique (les autres). Si vous en avez l’occasion, lisez ses livres. Si les écueils éventuels cités plus haut (rythme lent, peu de magie, de races ou de bestioles fantastiques, etc) ne vous dérangent pas et que vous pouvez mettre la main sur un de ces romans, n’hésitez pas, vous avez peu de chances de faire un mauvais achat. Je vous conseille de commencer par Al-Rassan, qui, de l’avis général, a le meilleur départ et le rythme le plus constant.

Apophis

Publié le 24 octobre 2016

à propos de la même œuvre