Difficile de pinailler à l'excès sur la longueur des chevaux célestes quand on voit l'intelligence et l'érudition déployée pour cette épopée aussi ambitieuse que passionnante. Guy Gavriel Kay réaffirme sa domination sans partage de la fantasy historique avec une fresque délicate qui piège son lecteur de la première à la dernière page dans un univers d'une infinie poésie. Un tour de force en somme.

Les Chevaux célestes - Just a Word
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Avant de s'attaquer à ce pavé de 649 pages (!!) que représente Les Chevaux célestes, (ré)introduisons son auteur, le canadien Guy Gavriel Kay. Après avoir travaillé avec Christopher Tolkien, fils d'un certain J.R.R Tolkien, Kay écrit dans un premier temps une fantasy plutôt classique avec La Tapisserie de Fionavar, c'est seulement par la suite qu'il commence à trouver sa propre voie avec des romans tels que Les Lions d'Al-Rassan ou La Mosaïque de Sarance. Pour ces derniers, l'écrivain développe un univers historique teinté de fantasy. S'inspirant à chaque fois d'une période historique différente, le canadien en tire une version fantasmée (mais toujours très proche de la réalité en définitive) qu'il tord selon sa volonté pour en faire une épopée à chaque fois plus ambitieuse. Devenu en quelques années un auteur majeur et distingué par la critique - il a en effet reçu à plusieurs reprise le prix Aurora et, consécration suprême, le World Fantasy Award pour Ysabel -, Guy Gavriel Kay est revenu en 2010 avec Under Heaven, un énorme roman se déroulant dans la Chine des Tang du VIIIème siècle, traduit dans un premier temps aux éditions québécoises A lire sous le titre Sous le Ciel puis repris aujourd'hui (et retraduit pour l'occasion) par les éditions L'Atalante sous une nouvelle dénomination : Les Chevaux célestes. De quoi va nous parler cette fois le canadien ?

Avec ce nouveau livre, Guy Gavriel Kay nous emmène dans la Kitai, version revue et corrigée de la Chine des Tang au VIIIème siècle. Alors au fait de sa gloire, l'empire a réussi à faire la paix avec son rival de toujours, le royaume de Tagur. Au Kuala Nor, terre d'affrontements perpétuels, les fantômes cherchent pourtant toujours le repos. Obligé de se retirer de la vie publique après le décès de son père, Shen Taï a entrepris une oeuvre pharaonique : donner une sépulture décente à chaque homme tombé sur ce champ de bataille. Sous le regard des forteresses frontalières de la Kitai et du Tagur, Taï passe près de deux années dans cette contrée inhospitalière, écoutant le murmure des trépassés. Jusqu'au jour où Chen-Wang, princesse du Tagur, lui offre un présent colossal : deux cent cinquante chevaux de Sardie, les fameux coursiers célestes. Dès lors, Shen Taï doit se résoudre à retrouver l'empire malgré l'immense danger que fait peser sur lui ce cadeau inattendu. Déjouant un premier assassinat, il va devoir composer avec les pièges d'une cour impériale dominée par le nouveau premier ministre When Zhou et son propre frère, Shen Liu. Pris au milieu de la rivalité entre When Zhou et le général Roshan, chef militaire tout puissant des septième, huitième et neuvième circonscriptions, Shen Taï devra choisir son camp.

Commençant timidement, Les Chevaux célestes affiche pourtant une claire ambition de la part de Guy Gavriel Kay, celle de construire patiemment un univers convaincant et profond restituant dans toute la splendeur et la poésie de la Chine ancienne. En se concentrant d'abord sur une frange de l'empire, à savoir le Kuala Nor, et en faisant petit à petit rentrer le lecteur dans ce nouveau monde, le canadien prend un risque calculé : produire un roman lent. C'est peut-être le premier revers de la médaille de l'entreprise monumentale (et c'est peu de le dire) que d'écrire cette fresque historique. Kay a besoin de bases solides pour démarrer sa véritable intrigue, c'est à dire la rivalité entre When Zhou et Roshan qui sera au final bien plus importante que l'acheminement des chevaux de Sardie eux-mêmes. De ce fait, l'histoire prend son temps, certainement un peu trop, surtout que le canadien connaît un défaut mineur mais récurrent, celui de répéter des faits déjà connus du lecteur. Cet excès de didactisme n'empêche pourtant pas rapidement de s'immerger totalement dans cet univers incroyable capturé avec un talent stupéfiant par l'écrivain canadien.

En s'attardant sur la poésie, la calligraphie, le pipa et tous les autres arts de la Chine ancienne, Kay développe une atmosphère, une ambiance. Les Chevaux célestes acquiert rapidement une saveur unique qui permet une lecture dévorante. Cette fluidité de l'histoire doit également beaucoup au style de l'auteur, toujours élégant et recherchant constamment une certaine poésie lancinante. En même temps que la mise en place de sa toile de fond, Kay construit des personnages extrêmement attachants. De Shen Taï à Bruine en passant par Sima Zian ou Taizu, tous s'avèrent réussis et vivants. Dans cette fresque historique qui aurait pu rapidement tourner au catalogue, le canadien arrive à faire vivre chacun avec une force tout bonnement incroyable. Au-delà du bâtisseur de monde, on se retrouve face à un modeleur de héros. Même le plus petit personnage secondaire fera surgir une émotion, quelle qu'elle soit, même en deux ou trois pages seulement d'existence. Cette capacité à toucher, à émouvoir, à nuancer aussi - on pense au général Roshan, personnage fascinant - fait aussi la grande force du roman. Ce qui impressionne encore davantage c'est la capacité de Kay à entrelacer ses fils narratifs pour ne jamais perdre son lecteur mais également pour faire monter crescendo son suspense. De ce fait, Les Chevaux célestes, malgré ses 649 pages, se dévore.

Evidemment, puisqu'il est publié par un éditeur de l'imaginaire, on pourrait s'attendre à de la fantasy quelque part. Ce qui n'est pas véritablement le cas. Bien évidemment l'auteur entretient le doute sur la possible origine surnaturelle de certains événements - on pense à l'histoire parmi les Bogü, au personnage de Meshag ou au mythe de la femme-renarde - mais à y regarder de plus près rien n'est vraiment arrêté. Chaque lecteur choisira d'y voir ce qu'il veut et l'on peut dire clairement que le roman pourra être perçu comme purement historique (juste décalqué dans un univers fantasmé) ou jouant à cache-cache avec une fantasy légère et discrète du plus bel effet. Toutes les catégories de lecteur devraient donc y trouver facilement leur compte. Ce qui importe au final, c'est l'intelligence dans le traitement de cette période historique. Kay jouant sur la mélancolie d'un Empire qu'on sent prêt à vaciller car arrivé au sommet, on ne peut que tomber. Il déploie alors au fur et à mesure des pages une tristesse lancinante, conscient de la disparition prochaine d'un empire légendaire qui ne connaîtra plus jamais son pareil. On pourrait encore parler de l'importance attachée à la culture et aux arts, terreau pour Kay d'une société plus solide, plus belle ou encore de la place importante de figures féminines fortes (et splendides) telles que Bruine-de-Printemps ou Wei Song. Mais c'est par l'amour que l'on finira en disant qu'à côté de ses intrigues politiques passionnantes, le roman nous parle également d'aimer envers et contre tout, malgré la tourmente (et son successeur, Le fleuve céleste, le fera encore de plus belle façon). La poésie de Kay dans ces instantes là s'avère renversante, s'éloignant alors de la question du pouvoir pour revenir à une dimension intimiste bouleversante.

Difficile de pinailler à l'excès sur la longueur des Chevaux célestes quand on voit l'intelligence et l'érudition déployée pour cette épopée aussi ambitieuse que passionnante. Guy Gavriel Kay réaffirme sa domination sans partage de la fantasy historique avec une fresque délicate qui piège son lecteur de la première à la dernière page dans un univers d'une infinie poésie. Un tour de force en somme.

Note : 8.5/10
 
Nicolas Winter
Publié le 29 mars 2017

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