Olivier Paquet n'en signe pas moins un roman intéressant, bien écrit, et qui ne tombe pas dans la caricature, fort bienvenu en ces temps de polarisations excessives.

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Tout commence avec Esther. Cette jeune et talentueuse archécologue aime ce qu'elle fait, qui consiste à retisser du lien entre des paysages abîmés et les humains susceptibles de les parcourir à nouveau, à réparer les gâchis passés en revitalisant la nature. Pour ce faire, elle puise dans la masse d'images-souvenirs qui témoignent non seulement de l'existence de ces lieux dans le passé, mais aussi de leur ancrage dans la mémoire collective. Or, un jour, elle se rend compte que l'un de ses propres souvenirs, sous sa forme numérique du moins, a été manipulé, transformé, remplacé. Décidée à creuser cette énigme qui l'inquiète, elle réalise rapidement que la chose concerne des milliers, voire des millions d'images/souvenirs, classables sommairement dans l'une ou l'autre des catégories "bons" ou "mauvais".

Vincent se sent davantage de liens avec les Chéris, les algorithmes qui l'aident à piéger les pédophiles sur Internet, qu'avec les humains qui l'entourent. Il sera durement atteint quand un certain Demetrico détournera de lui les Chéris. La violence qui l'habite en permanence, même s'il ne la manifeste pas, a déjà fait fuir la femme qui l'aime. Mais comment faire autrement quand on est "le fils du monstre" ? Car son père est en prison à perpétuité pour le meurtre et le dépeçage de plusieurs adolescents, et sa mère s'est suicidée. Plus grave encore : c'est Vincent qui a découvert les restes d'un cadavre, les a photographiés, et a sonné l'alerte. Quand il découvre que la trace numérique en a disparu, c'est comme si son souvenir avait perdu son acuité et sa capacité de nuisance, le rendant capable d'aller voir son père en prison, et de lui parler vraiment. Mais il lui faut du temps pour s'en rendre compte, et quand Esther l'aborde pour lui parler de ses recherches, il commence par refuser de l'entendre.

Pendant ce temps, l'actualité s'embrase, avec un mouvement spontané et violent qui se déclenche, exacerbé par les théories complotistes des YouTubers, et surtout par les messages du "grand D", sans contour ni programme politique défini. Esther et Vincent auront rapidement la certitude que toutes ces manipulations numériques en coulisse sont liées, mais leurs recherches pourront-elles sauver la Première Ministre Adélaïde Ordenau ?

Ce roman d'anticipation se déroule en 2035. On y trouve de ce fait notre passé le plus récent (les confinements de la pandémie de 2020, notamment), mais l'auteur pousse le curseur un peu plus loin pour décrire une société où tout le monde est si dépendant des réseaux sociaux que tout ce qui s'y passe devient la réalité. Ainsi, toute passion exacerbée par un discours habile, une rumeur, ou un cri de haine, déborde dans la rue, non pas sous la forme d'une foule unie par un idéal ou un programme, mais d'un agglomérat d'individus fracturés, à la limite de la transparence, plus attentifs à leur compte TwitBook qu'à ce qu'ils sont en train de vivre dans leur corps physique. On pourrait à la limite dire que les Chéris ne sont pas les seuls à être privés de corps, ce qu'illustre la façon, inexpliquée, dont les personnages perdent la capacité d'évoquer les souvenirs dont les images numériques ont disparu. Cet enchevêtrement inextricable du physique et du numérique donne un sens glaçant au titre du roman, en montrant combien la notion de "réalité" peut devenir floue.

L'enquête informatique et sa résolution m'ont moins intéressée que la peinture d'une société crédible, décrite de façon intelligente et sans manichéisme. J'ai particulièrement aimé le personnage d'Adélaïde Ordenau, lucide à la fois sur ses propres travers et les compromissions de son parcours de femme politique, et sur ceux des politiques qui l'entourent.

Logiquement, les souvenirs visés sont ceux qui nous fondent, qu'on en ait conscience ou pas, et de ce fait le roman explore le thème des relations parents-enfants, problématiques même dans le meilleur des cas, puisque la vie est faite de séparations, qu'elles soient forcées, comme dans le cas de Manon, ou pas. D'une certaine façon, le "message" du roman serait un rappel du "Tu quitteras ton père et ta mère"... fût-ce pour les retrouver, différemment, comme souvent dans cette histoire.

On aimera ou pas le Happy End, avec son D(eus) ex Machina littéral, mais Olivier Paquet n'en signe pas moins un roman intéressant, bien écrit, et qui ne tombe pas dans la caricature, fort bienvenu en ces temps de polarisations excessives.

Les Chroniques de l'Imaginaire

Publié le 30 septembre 2022

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