Impossible de ne pas reconnaître de nombreuses situations professionnelles, et de rêver les résoudre à la manière du troll : par une énonciation claire et sur un ton blasé des conséquences d’un refus de faire les choses simplement et de son plein gré. Pour le citer : “Si je n’ai pas mon reçu aujourd’hui, je vais être obligé de revenir en demander un autre au propriétaire suivant dès qu’il aura reconstruit l’auberge, et ainsi de suite jusqu’à ce que quelqu’un de plus intelligent que les autres mette un terme au processus.”

Dunyach - L'instinct du troll - Yozone

Dans le monde de fantasy corporate de Jean-Claude Dunyach, le monde merveilleux est géré comme une entreprise : les nains creusent (parce qu’ils aiment ça, donc on va pas les priver), les vampires sont à la DRH, et les dragons alimentent les hauts-fourneaux. L’utilité des licornes, hors la validation de la virginité des futurs époux (mais c’est un peu surfait), reste à déterminer.
Et du coup, c’est un peu moins merveilleux. Souvent drôle, mais pas que.

Apparu pour la première fois dans “Nourriture pour Dragon” dans le recueil « Déchiffrer la trame », puis sauvant les précédemment citées licornes de l’éradication pour obsolescence industrielle dans “Une place pour chaque chose” dans « Séparations ».
« L’instinct du troll » est la poursuite de la nouvelle “Respectons les procédures”, parue dans l’anthologie des Imaginales 2010 (déjà !) « Magiciennes et Sorciers » légèrement remaniée. Le premier quart du livre ne sera donc pas inconnu aux fans du festival spinalien, qui le relieront néanmoins avec beaucoup de plaisir :
Notre troll est donc chef d’équipe d’exploitation minière. Il gère plus ou moins ses nains, les empêchant de trop creuser et d’exploser les quotas prévisionnels, tout en satisfaisant le goût douteux de la hiérarchie pour les rapports en tous genres. Parfois, notre minéral héros (oui, c’est un troll de pierre) accomplit une petite quête. Soit parce qu’il n’y a personne d’autre pour le faire, soit parce que personne d’autre ne peut le faire (comme emmener le dragon manger quelques chevaliers...)
Les choses commencent mal : s’il a accompli avec efficacité sa dernière mission, neutraliser le nécromant d’un marais lointain, d’un point de vue administratif ça ne va pas du tout ! Il n’a rapporté aucun justificatif de frais de mission. Bref, grande logique de bureau, il doit y retourner pour exiger lesdits reçus, en sus bien entendu de ceux générés par ce nouveau voyage... Mais le DRH est un petit chef sadique, et histoire que cela ne se reproduise pas, il lui colle Cédric, son neveu stagiaire, dans les pattes. Le voilà contraint de gérer un humain. De lui apprendre la vie. Ce voyage sera formateur, au point que Cédric prendra ensuite l’habitude de revenir voir le troll lorsqu’il a un souci, appréciant sa franchise et ayant appris à esquiver les baffes qui suivent les regards noirs.
On est bien loin des actes héroïques de la fantasy classique : il s’agit ici de cramer des auberges pour avoir son reçu, d’inspirer la terreur au gobelin qui tient le camping des trolls, de supporter la vie sauvage pour ne pas dégobiller partout sur le chemin, de faire gaffe dans les marais à ne pas écraser les crapauds (ce sont des cousins éloignés, après bonjour l’ambiance dans les réunions de famille). Jean-Claude Dunyach transpose dans son univers toutes les mesquineries de la vie de bureau d’une grande entreprise (comme celle dans laquelle il travaille, et qui fabrique des avions). Et assaisonne le tout de jeux de mots dont il a le secret, des plus fins aux plus honteux. Suite à une rixe dans la taverne, à coup de choppes, Cédric ne ressemble plus à rien. « Qui est-ce qui lui a redessiné le visage ? » « C’est la faute aux choppes. » 
Voilà.
Voilà voilà...
Et il en a d’autres dans sa besace. Si vous avez l’occasion, en festival, d’entendre Jean-Claude Dunyach, il peut vous en délivrer un concentré digne d’une bande-annonce de film américain : la totale en 2 minutes.
L’histoire ne s’arrête pas là : accompagné de Sheldon, autre stagiaire vissé à sa tablette et ne jurant que par un mystérieux nuage, ils doivent aller mettre à jour les armes de la troupe, au risque que la bataille ne puisse avoir lieu pour cause d’incompatibilité. Pendant ce temps, un nain plus intellectuel que les autres le soulage des tâches administratives, mais il sent -c’est son fameux instinct- que le petit à peine barbu mijote un sale coup... Lorsqu’il est contraint d’aller aux Archives, lieu de terreur et de désolation par essence, pour résoudre les problèmes de Sheldon, il découvre que Crédébit, cet avorton, y est passé. Qu’a-t-il pu déniché dans ce mouroir aux idées, bonnes et mauvaises, et donc dangereuses, des Hommes ? Lui trouve la solution à son problème : faire de Sheldon le flagada un héros. Pour cela, il faut une épée magique, et un rocher... Un peu de sacrifice de soi, et on pourra ensuite organiser un beau mariage. Mais ces aventures poussent le troll à revenir sur son passé, et retrouver celle qui fut sa compagne...
Sous la couche de jeux de mots, de situations scabreuses, de pastiches des contes et légendes (qui font le sel de ces nouvelles), Jean-Claude Dunyach brosse le portrait (ou autoportrait) d’un être qui refuse que le progrès aille trop vite, car la vitesse est très souvent confondue avec la précipitation par les humains, dont la minable espérance de vie leur donne une courte vue sur les événements. Le troll compte son âge en ères géologiques. Il pense au rythme de la montagne. Les gesticulations des petites créatures de chair ne l’émeuvent plus, et il a renoncé depuis longtemps à comprendre les raisons d’une telle frénésie et d’une débauche d’énergie en pure perte. Il est une victime du système, auquel il est nécessaire, comme un frein. Comme tout vieux, il refuse le modernisme, et la mode, futilité absolue. Mais beaucoup moins bête qu’il n’en a l’air (la sagesse est la vertu des anciens) et plus vite qu’il ne le montre, il sait parfaitement retourner la modernité contre ses promoteurs, leur rappelant le revers d’une médaille dont ils n’ont regardé que l’aveuglant éclat.
Dans ces temps de retour à la terre, de détox numérique, de lâcher-prise, le troll de Jean-Claude Dunyach, un peu soupe-au-lait, surtout las de ce vivant perpétuellement gesticulant capable de se rendre la vie pénible à coups de paperasses, apparaît comme un vieux sage, brandissant intelligemment, pour une fois, le fameux « C’était mieux avant » face à une société qui s’invente toujours plus de raisons de se battre ou de désespérer. Alors qu’on pourrait tous aller boire une bière après le boulot, simplement.
Donc, si l’humour du fond comme de la forme est le premier argument pour lire « L’Instinct du troll », il ne faut pas laisser de côté la critique acerbe de notre société, ici débarrassée de son vernis de bienséance. L’oppression de la hiérarchie, l’ambition des uns au détriment des autres, le jargon professionnel imbitable du commun des mortels, la futilité de la mode, des gadgets numériques qui nous causent finalement plus de soucis qu’ils ne nous divertissent... Impossible de ne pas reconnaître de nombreuses situations professionnelles, et de rêver les résoudre à la manière du troll : par une énonciation claire et sur un ton blasé des conséquences d’un refus de faire les choses simplement et de son plein gré. Pour le citer : “Si je n’ai pas mon reçu aujourd’hui, je vais être obligé de revenir en demander un autre au propriétaire suivant dès qu’il aura reconstruit l’auberge, et ainsi de suite jusqu’à ce que quelqu’un de plus intelligent que les autres mette un terme au processus.”

Nicolas Souffray - Yozone

Publié le 17 juillet 2015

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