Tout compte fait, j’ai passé un très bon moment, j’achèterai sans hésiter le tome suivant, et j’ai été ravi par la très plaisante présentation de l’ouvrage.

Brennan - Une histoire naturelle de dragons - Le culte d'Apophis
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Downtown Abbey... avec des dragons

Même sans savoir de quoi parle ce livre, il suffit de contempler sa couverture ou de le feuilleter (car il y a de nombreuses autres représentations de dragons, de personnages ou de lieux-en noir et blanc- à l’intérieur) pour être ébahi devant la qualité remarquable de la présentation. Et pour cause, elle est due à un illustrateur de renom, à savoir Todd Lockwood, dessinateur ayant œuvré sur Donjons & Dragons et fameux pour sa représentation de Drizzt Do’Urden. L’Atalante est une maison réputée pour le soin apporté à ses publications (des couvertures au papier en passant par l’impression), mais là, clairement, elle nous propose une édition réellement digne d’éloges. C’est probablement la couverture la plus « j’attrape ton œil et je ne veux plus le lâcher » depuis celles du Paris des merveilles.

Bon, donc c’est beau, mais de quoi ça parle et qu’est-ce que ça vaut ? Il s’agit du premier tome d’une série qui en comptera bientôt quatre, dans laquelle une vieille aristocrate, une sommité en matière de dragons, raconte ses aventures avec ces créatures, le tout dans un contexte pseudo-victorien. Ce premier tome se concentre sur la jeunesse de l’héroïne : enfance et adolescence (sur lesquelles on passe en quelques dizaines de pages, au grand soulagement de votre serviteur, qui a les héroïnes adolescentes en horreur), puis sa vie de jeune épouse de 19 ans.


De la difficulté de déterminer le genre de certains romans

Lorsque je commence la rédaction d’une nouvelle critique, la première question que je dois me poser est : dans quelle catégorie placer le roman ? Fantasy, SF, Uchronie, Fantastique, Science-Fantasy ? Et dans quelle(s) sous-catégorie(s), s’il y en a ?

La réponse à cette question est particulièrement épineuse pour ce roman : oui, il y a des dragons, mais ce n’est en aucun cas de la Fantasy « classique » (pas de magie, d’elfes, de nains, d’autres créatures fantastiques, etc). Oui, la société présentée est clairement de type Victorien, mais ce n’est en aucun cas du Steampunk (pas de technologie rétro-futuriste). De même, ce n’est pas une Uchronie, car absolument rien ne correspond en termes de cartes, de noms de pays, de calendrier ou tout autre facteur, et on a donc affaire à un univers inspiré par certaines cultures terrestres plutôt qu’à une variation uchronique (ou dans un monde parallèle) de la Terre.

Bref, adoptons une approche positive, et au lieu de dire ce que ce livre n’est pas, détaillons ce qu’il est : c’est un livre où, dans un univers très inspiré par l’époque Victorienne (et du même niveau de technologie) mais n’étant pas la Terre, il y a des animaux nommés Dragons, et où on suit les aventures d’une jeune Lady nommée Isabelle, passionnée par l’histoire naturelle en général et par les dragons en particulier. Attention, je dis bien animaux : contrairement aux dragons « classiques » des univers de Fantasy, ils ne parlent pas, n’ont pas une intelligence de niveau humain et n’ont aucune faculté autre que leur souffle (chez Marie Brennan, selon l’espèce, ce dernier peut être un gaz délétère ou des particules de glace, mais pas des flammes). En clair, il s’agit d’une branche du règne animal (dérivée des dinosaures ?) presque comme les autres. Il en existe différentes variantes, uniquement terrestres (avec ailes vestigiales), marines (dans un tome ultérieur de la série) et bien entendu aériennes.

Isabelle va aller au-delà des limites de sa classe et de son statut de femme et d’épouse en prenant une part plus active que la bienséance ou l’étiquette ne saurait l’y autoriser dans l’étude des dragons. Donc, à partir des éléments dont nous disposons, à savoir des pays imaginaires mais très inspirés par ceux de l’ère Victorienne, des dragons mais pas d’éléments classiques de la Fantasy, et une lutte du protagoniste pour se sortir du rigide carcan imposé par la hiérarchie sociale de son époque, on peut finalement classer ce roman au croisement de ce que les spécialistes appellent la Fantasy of Manners (=fantasy caractérisée par un cadre social complexe et très hiérarchisé dans lequel le protagoniste doit trouver sa place; c’est d’autant plus pertinent que le niveau et le style de langage utilisé entrent parfaitement dans le cadre de ce sous-genre, ainsi que l’absence d’éléments surnaturels), de la Gaslamp Fantasy (=fantasy victorienne distincte du steampunk du fait de l’absence d’éléments uchroniques et de science rétro-futuriste) et de la variante « dans un monde différent mais inspiré du nôtre » de la Fantasy Historique. Si vous le souhaitez, vous découvrirez une définition complète de ces trois sous-genres dans l’onglet « catégories » du blog.

Si je précise tout cela, ce n’est pas pour chercher la petite bête, mais pour que chacun sache très exactement à quel genre de roman il a affaire : je le vois étiqueté un peu facilement Fantasy, sans plus de précision (ce qui peut laisser imaginer un univers beaucoup plus « magique » ou surnaturel qu’il ne l’est en réalité), et la quatrième  de couverture peut laisser la fausse impression qu’on a affaire à une uchronie (de fantasy), ce qui n’est absolument pas le cas. Je ne veux pas que certains se fassent de fausses idées et soient du coup déçus en lisant ce roman.


La comparaison avec Téméraire

De même, on va évacuer tout de suite l’inévitable comparaison : les rapports avec le cycle Téméraire de Naomi Novik sont en fait peu nombreux.  A part les dragons, les relations entre individus de sexes et statuts sociaux différents et une atmosphère qu’on qualifiera de britannique, tout est différent : le contexte est inspiré de l’époque georgienne dans Téméraire, et plutôt victorienne dans l’oeuvre de Marie Brennan ; le cycle de Naomi Novik est une uchronie, alors que celui de Marie Brennan est un monde de fiction inspiré par le nôtre ; enfin, l’aspect militaire de Téméraire est complètement absent de ce premier volume de la série de livres formant les mémoires de Lady Trent. De plus, la narration est masculine chez Novik, féminine chez Brennan. Bref, en deux mots : ça n’a en fait que peu de rapports autres que superficiels (et pour ceux qui se poseraient la question, ça n’a strictement aucun rapport avec Pern ou Eragon non plus).


Downton Abbey… avec des dragons

L’ambiance générale, pétrie de convenances et de savoir-vivre, dans un esprit très anglais (bien que dans un univers imaginaire) et aristocratique, rappelle inévitablement la fameuse série Downton Abbey. Pour tout dire, la jeune Isabelle ressemble à Lady Edith qui, elle aussi, veut s’adonner à des activités (le journalisme, dans son cas) qui sont jugées inconvenantes pour son sexe et pour sa classe. Quant à la Lady Isabelle âgée, qui raconte les aventures de sa version plus jeune (tout le cycle est en effet une autobiographie, dans laquelle une Lady Trent au soir de sa vie raconte ses aventures dans une série de livres, tout ça pour éviter les casse-pieds qui lui demandent de les raconter oralement à tout bout de champ), elle rappelle irrésistiblement le côté pince-sans-rire qui cache un humour féroce et le côté iconoclaste mais guindé de la Comtesse douairière de Grantham.

Le contraste entre les personnalités de la narratrice âgée, expérimentée, indépendante, célèbre, et ce qu’elle raconte de sa version de dix-neuf ans, impulsive, ignorante de tout mais pleine d’enthousiasme, casse-cou et obligée de louvoyer au sein d’un système patriarcal qui lui laisse bien peu de latitude pour vivre sa passion naturaliste, est saisissant, et c’est à mon avis un point fort du roman.

Au carrefour de la Fantasy of Manners et de la Gaslamp Fantasy, ce livre, cela ne vous surprendra pas, adopte un style riche, très victorien, avec un usage de temps de conjugaison en général inusités qui, s’ils concourent évidemment à installer l’atmosphère, peuvent agacer ou gêner certains lecteurs. L’auteure emploie le procédé de l’adresse (=Lady Trent s’adresse directement à son lecteur en de nombreuses occasions), et la version âgée n’hésite pas à commenter sans concessions les actions ou comportements de sa version plus jeune (elle déteste par exemple le fait qu’elle n’hésite pas à minauder si ça peut lui rapporter un avantage). Elle donne de plus de nombreux aperçus (bien que nébuleux) de ses aventures ultérieures, un puissant stimulant, si besoin était, pour vous donner envie de lire les tomes suivants (moi, je suis déjà convaincu).

Une grosse partie du livre se déroule dans une région ressemblant comme deux gouttes d’eau à des Carpathes sous domination des pseudo-russes de ce monde, ce qui, conjugué à la présence des protagonistes pseudo-britanniques, est un puissant et pas désagréable écho du Dracula de Bram Stoker, les vampires en moins évidemment. L’auteure se plaît d’ailleurs (un clin d’œil ?) à souligner à quel point la nourriture est saturée d’ail !

Il y a également un aspect enquête pas désagréable lui non plus, quand nos naturalistes sont confrontés à quelques mystères en apparence surnaturels. Cette partie de l’intrigue est rondement menée, avec une bonne maîtrise du rythme des révélations ou des péripéties. J’ai aussi été intéressé par l’aspect technologique et écologique (le parallèle avec la chasse à l’éléphant pour son ivoire) dans les dernières pages du livre.

J’ai particulièrement apprécié l’absence de niaiserie ou de côté sirupeux dans la relation qu’entretient Isabelle avec son mari, ainsi que le côté coup-de-poing, sans happy end, de la fin. Fin qui, d’ailleurs, nous donne un vague aperçu de l’ambiance pseudo-africaine du prochain tome (j’en salive d’avance).


Fantasy of Manners

Un des points-clefs de ce tome 1, outre le fait de nous montrer les débuts de la carrière de naturaliste experte en Dragons de cette future sommité en la matière que sera Isabelle, est la thématique d’une jeune femme qui voit s’opposer les convenances, l’étiquette et la tradition à sa volonté dévorante d’apprendre, de comprendre, de faire, en l’occurrence en matière de dragons. Certes, elle bénéficiera de la tolérance de certains hommes de son entourage (de son père à son mari, qui, rendez vous compte !, l’autorise à utiliser sa bibliothèque), mais devra se battre contre un système pseudo-victorien qui veut juste la renvoyer à la tenue de sa maisonnée.

Dans les allusions dispersées dans tout le bouquin, on comprend que suite à certaines circonstances, aventures et découvertes sur les dragons, Isabelle va, dans le futur, s’élever au-dessus de son statut et des convenances pour devenir une sorte de rock-star victorienne, un savant médiatique doublé d’une version féminine d’Indiana Jones (aventurier-érudit) croisée avec Charles Darwin. La version âgée prend d’ailleurs un malin plaisir à provoquer son lecteur en brisant certains tabous (elle s’estime, du fait de l’âge et de la célébrité, au-dessus de ça), notamment à propos de sexe (mais attention, hein, ne vous enflammez pas, c’est du Victorien, pas Kushiel et son érotisme SM torride !), par exemple lorsqu’elle raconte comment la jeune Isabelle, capturée par des contrebandiers, envisage de se donner volontairement plutôt qu’être déshonorée de force. Voilà encore, pour moi, un aspect particulièrement jouissif du livre, j’ai une passion pour les iconoclastes, personnellement.

En conclusion

Une fantasy historique à contexte victorien (mais dans un monde qui n’a rien à voir avec le nôtre) très réussie (mais à laquelle il manque un chouia pour être vraiment un chef-d’oeuvre), avec des dragons ramenés à une « simple » dimension animale et sans aucun élément classique de la fantasy (ni magie, ni elfes, ni nains, ni… rien).

L’aspect « fantasy of manners », avec une héroïne qui peine à se sortir de son strict carcan social, la narration autobiographique, le procédé de l’adresse, le style d’écriture très victorien (ainsi que le contexte Victorien, avec lequel il vaut mieux avoir un minimum d’affinité), l’absence d’action (mais pas de rebondissements ou de rythme) et l’absence des repères classiques de la fantasy pourront toutefois déstabiliser certains lecteurs, voire leur déplaire. Si vous êtes un adepte de Téméraire, sachez aussi que les points communs entre les deux cycles ne sont en fait qu’assez superficiels, et qu’aimer l’un ne signifie pas forcément accrocher à l’autre.

Tout compte fait, j’ai passé un très bon moment, j’achèterai sans hésiter le tome suivant, et j’ai été ravi par la très plaisante présentation de l’ouvrage. Si le budget n’est pas un problème, je vous conseille d’ailleurs fortement, dans ce cas précis, d’acquérir la version papier plutôt que numérique.

Apophis - Le culte d'Apophis

Publié le 25 avril 2017

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