La Révolution française, théâtre de l'affrontement entre les sectateurs de Mithra et les filles des eaux ? Pour Pierre Bordage, la réponse est affirmative et la victoire a été remportée par Mélusine et ses fées aquatiques sur les hommes féroces dirigés par le Père des Pères.
Pierre Bordage s'est fait connaître par son immense succès de librairie Les Guerriers du silence, trilogie de science-fiction qui a pour thème la lutte contre l'obscurantisme et un pouvoir inique et corrompu. L'oeuvre, considérée comme emblématique du renouveau de la science-fiction en France, est suivie d'autres séries de fantasy, parmi lesquelles celle qui nous intéresse ici : L'Enjomineur, dont le premier tome, 1792, est paru en 2004. Dès 2005, la série atteint les 30 000 exemplaires vendus (la version poche, 26 000 exemplaires en 2011). Un succès mérité.
Le titre de cette série, venu du patois vendéen, veut dire « l'ensorceleur ». La trilogie se situe entre Paris, la Vendée et la Caraïbe, chacun des volumes renvoyant aux années les plus terribles qui ont suivi la Révolution française, de 1792 à 1794. Pourquoi la Vendée ? Pierre Bordage la connaît bien, sa famille y vit depuis des générations, il a lui-même grandi dans une ferme vendéenne près de Sainte-Hermine. Pourquoi cette période en particulier, donc : parce que la Vendée, bien sûr. « Personne, dans ma famille comme dans le pays, ne parlait jamais de cette période. On sentait dans la région un non-dit peser sur les gens, quelque chose de honteux. Comme je sentais combien les Vendéens passaient auprès des autres pour des rustres et des antirévolutionnaires, j'ai eu envie de savoir ce qui s'était exactement passé. »
Pour cela, il a lu, beaucoup. En se plongeant, bien sûr, dans le travail des historiens : Michelet, Alain Gérard, Michel Ragon, mais encore Claude Mazauric [et Jean-Clément Martin, NDLR]. Mais aussi les journaux de Marat, les archives de Nantes. Des mois de recherche au cours desquels il a traqué, aussi, nombre d'informations sur la vie quotidienne (ce qu'on mangeait, ce qu'on portait, les fêtes...) pour peaufiner la préparation de son roman. « Mon plus grand souci était d'être le plus cohérent possible, d'éviter les anachronismes, de donner le plus de crédit possible au récit. » Objectif réussi : Pierre Bordage sourit de constater que certains lecteurs prennent pour vérité historique des événements qu'il a inventés, et pour de la fiction la réalité historique.
Le cycle de L'Enjomineur est particulièrement respectueux du cadre historique, malgré ses recours aux mythes et à la magie. Sans doute Émile, le héros principal, va-t-il, en quelques minutes, en traversant les airs, de la Vendée à Paris sur un cheval fantastique, un « cheval-mallet ». Mais c'est précisément autour d'un « cheval-mallet », en bois et tissu, qu'une communauté rurale se leva contre les gardes nationaux nantais venus en 1792 empêcher la fête rituelle ! Émile ne se retrouve pas par hasard dans cet univers. Lui, l'orphelin qu'on dit être fils d'une fée, a été recueilli par un prêtre peu conformiste qui l'a protégé des sectateurs de Mithra en l'élevant au coeur du bocage vendéen, dans la proximité des sirènes, filles de Mélusine. Les trois années de la Révolution pendant lesquelles nous suivons le héros sont ainsi le moment pendant lequel il accède aux mystères de sa naissance et s'affirme dans la guerre éternelle entre deux forces antagonistes.
Ainsi, les aventures romanesques d'Émile et celles du marin meurtrier Cornuaud, « enjominé » par une sorcière vaudoue après avoir violé une esclave noire, s'insèrent exactement dans le déroulement des événements évoqués par l'auteur : le procès du roi, la levée des 300 000 hommes ou les noyades de Nantes scandent les rebondissements nombreux du triptyque. Si bien qu'une fois acceptées les lois du genre, une fois oublié que décidément non les archives parlementaires n'ont jamais parlé de Mithra ni de Mélusine, la traque des « erreurs » historiques se révèle particulièrement pauvre.
Faut-il reprocher qu'un héros ait des « origines vendéennes », évidemment impossibles avant 1790, quand le parler vendéen est très bien restitué et que l'on en entend littéralement l'accent et la syntaxe ? On tiquera sur le passeport tricolore, bleu, blanc, rouge, quand même improbable avant l'invention de l'imprimante, comme sur les « conscrits » arrivés un peu trop tôt dans un XVIIIe siècle qui ne connaît que des volontaires. Mais la description du Paris révolutionnaire, mieux encore la longue errance dans la Vendée ravagée par la guerre et les massacres sont rendues en concordance avec ce que l'on en sait et avec une justesse d'analyse qui ne sacrifie pas au morbide et encore moins aux condamnations idéologiques. Rien n'est tu des horreurs de la guerre ou de la colonisation à Saint-Domingue, sans que le récit ne tombe néanmoins dans la complaisance ou le jugement. La fin, que l'on ne racontera pas, pacifie l'histoire dans un halo réconfortant sans mièvrerie.
Pierre Bordage avait-il donc besoin de ce cadre fantastique quand il possède si bien le canevas événementiel pour raconter, à sa façon, la Révolution et la guerre de Vendée ? Ce que la fantasy ajoute est capital car c'est évidemment le combat du Bien contre le Mal qui est le fond de l'histoire : Homme contre Femme, Paris contre Province, Religion sanguinaire contre Croyances naturalistes. Émile est lui-même un enfant issu de cette guerre civile dont la Révolution est un épisode parmi tous ceux qui composèrent l'histoire du monde. La fantasy sert ainsi à redonner au lecteur le plaisir de retrouver les acteurs immuables des « grands récits » que les historiens académiques ont cessé de brosser. Le recours à certains grands personnages, Danton ou Carrier notamment, dans des moments particulièrement frappants, donne son sens à la dimension fantastique qui fait écho aux perspectives idéologiques, religieuses ou nationalistes, que déroulaient les grandes plumes du XIXe siècle lorsqu'ils lisaient à leur guise la Révolution ! La fantasy avec sa liberté totale de réenchanter le monde vient rappeler à l'histoire scientifique ce qui est aussi attendu d'elle. Nul n'a besoin de l'imiter, il suffit de la méditer.
L'Histoire - Jean-Clément Martin