Après la douceur de Fortune-Prospère où Lapin lui a rapporté le récit de l’impératrice In-Yo (dans L’impératrice du Sel et de la Fortune), l’adelphe Chih fait face au grand froid. À dos de la jolie Piluk, une jeune mammouth, avec Si-yu, son voyage se révèle l’occasion d’ajouter une nouvelle fresque vivante aux archives des Collines-Chantantes. Car les voilà bientôt à l’abri de la neige, certes, mais en compagnie de trois tigresses métamorphes qui ont pour dessein de les dévorer. Chih narre alors l’histoire de la tigresse Oh Thi Thao, qui tomba amoureuse de Dieu, femme lettrée. Une version de Shéhérazade fascinante et étouffante, sur laquelle plane la menace des tigresses dévoratrices, ou encore d’esprits-renards. Alors que la nuit défile, Chih doit continuer son récit, plaire aux tigresses, pour survivre.
Dans ce volet, l’autrice se penche sur des mythes asiatiques à la fois fascinants et horrifiques. Des tigresses métamorphes adeptes de poésie qui aiment discuter avec leurs proies avant de les dévorer. Ou encore des esprits-renards qui arrangent des mariages entre vivants et défunts.
À travers la figure des tigresses métamorphes, Nghi Vo questionne la dévoration qui rime avec émancipation, liberté de vivre et d’aimer. L’on s’interroge sur la définition de l’être humain, sur l’égocentrisme spéciste de l’être humain à reléguer les animaux au statut de « bêtes » que l’on doit occire alors qu’elles (sur)vivent parmi les hommes et leur "nuisent". Plus loin, il s’agit de tigresses : ce qui interpellent directement la condition féminine ; car il existe un parallèle entre les femmes et les animaux non humains féminins. Enfin, le tigre, ici tigresse, dans la culture asiatique, renvoie à la royauté, mais aussi à l’ambivalence, en lien entre le monde des vivants et celui des esprits. Chih est confronté.e à une reine, Ho Sinh Loan, et à ses deux sœurs. Quant à Oh Thi Thao, il s’agit d’une prêtresse.
L’épisode des esprits-renards quant à lui, avec son ambiance de manoir hanté et de mariage maudit, interroge le rapport à la mort, bien différent en Orient que chez nous en Occident. Sous ces airs d’épouvante réussis, le mariage arrangé est remis en cause, il est montré comme orchestrant des liens toxiques qui emprisonnent, au détriment des réels sentiments, des réels désirs. Mais ne nous y trompons pas, la relation entre Oh Thi Thao et Dieu n’est pas acquise depuis le début. Il leur faudra surmonter leurs différences (une humaine et une tigresse métamorphe), et Dieu devra accepter ses sentiments amoureux.
Les femmes sont de nouveau au cœur du récit avec Quand la tigresse descendit de la montagne. Elles sont amoureuses, libres, fières, instruites, elles s’émancipent, revendiquent leur amour, leur désir.
Dans la continuité de L’impératrice du Sel et de la Fortune, Nghi Vo nous livre un conte merveilleux, empreint de réalisme magique sous le joug de mythologies asiatiques. Il est à la fois magique et poétique de découvrir les mammouths évoqués précédemment, ce qui pallie un peu à l’absence de Presque-Brillante, la huppe qui accompagne d’ordinaire Chih. La neixin* est en train de couver : j’espère que nous rencontrerons ses petits dans le prochain opus ! Les tigresses métamorphes appuient sur la touche exotique de cette mythologie que nous ne rencontrons encore que trop rarement chez nous. Le tout met en lumière différentes cultures : entre diverses contrées comme entre les êtres humains et les tigresses métamorphes.
* neixin : animal doté de la parole et possédant une mémoire infaillible qui se transmet de génération en génération.
Le récit que rapporte l’adelphe Chih, à propos de la tigresse prêtresse Oh Thi Thao, est l’occasion d’y intégrer des précisions quant à certaines pensées et expressions des tigres métamorphes. En effet, nous sommes face à deux versions de l’histoire d’Oh Thi Thao et de Dieu. Mêlant des apports au récit de Chih, Ho Sinh Loan précise des pans erronés ou mis dans l’ombre de la version archivée aux Collines-Chantantes. Car Oh Thi Thao n’était pas un monstre amadoué et secouru par Dieu. Ainsi, ce sont plusieurs mises en abîme dans lesquelles nous plonge de nouveau l’autrice, nous partageant entre fascination, émerveillement ou effroi.
Cet opus marque la frontière entre animaux humains et non humains, qui, malgré le fait qu'elle se dissout à travers les personnages des tigresses métamorphes et des amours possibles entre une humaine et une tigresse métamorphe, les tigresses sont encore considérées comme des prédatrices malveillantes qu’il faut occire… Alors qu’elles font montre de civilité et de richesses culturelles. Aussi la conclusion m’a laissé, tout comme Chih, un goût amer.
Cette fois, Nghi Vo nous plonge dans le froid glacial en compagnie de mammouths et de tigresses métamorphes ! Empreint de réalisme magique sous le joug de mythologies asiatiques, ce conte merveilleux met à l’honneur les femmes. Entre fascination, émerveillement et effroi, nous découvrons également des esprits-renards, l’histoire d’amour entre une humaine et une tigresse métamorphe, la puissance des récits, ici oraux, l’importance de la transmission et de la réhabilitation d’une version complète d’une même histoire.
L’autrice interroge nos représentations spécistes, proposant ici des personnages entre humains et animaux : les tigresses métamorphes. Une approche anthropomorphique ? Le besoin de taper dans la fourmilière du spécisme ? La nécessité de transcrire une version moderne de mythologies asiatiques, en-dehors de la zoophilie présente dans certains mythes fondateurs ? Une réflexion riche pour le format court d'une novella.
Le prochain opus, Entre les méandres, sera disponible ce 21 septembre : j'ai hâte !