L’autrice a trouvé un rythme de narration idéal, alternant les dialogues humains-tigresses et les bribes de contes. On ressort apaisé de ce voyage.

Quand la tigresse descendit de la montagne - Le nocher des livres
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L’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes, poursuit son périple à la recherche d’histoires à consigner dans les archives de son ordre. Abandonné pour un temps par sa neixin occupée à couver sa nichée, iel se doit de demander de l’aide afin de franchir un col enneigé. Iel s’avance donc sur des routes peu sures, escorté par Si-yu et son mammouth, Piluk. Jusqu’à ce qu’ils tombent sur un trio de tigres affamés.

L’histoire comme raison d’être

Dans ce monde aux tons asiatiques mâtiné de fantastique, les tigresses peuvent se transformer en humaines et ne rechignent pas à discuter avec leurs proies. Avant de les dévorer. Car nous ne sommes pas chez Walt Disney. Les animaux sont cruels. Ils tuent par nécessité, mais aussi par goût. Ces gros félins aiment la bonne chère avec délectation et savent en apprécier la saveur. Mais quand un humain leur cause souci ou les agace, ils n’hésitent pas à s’en débarrasser d’un coup de dent sec et précis. D’où leur réputation de prédateur bien justifiée. Aussi, quand Chih et Si-yu, en fin de journée, sont poursuivis par le trio, ils savent que leur dernière heure est proche. Ils parviennent à se réfugier dans une grange. Mais rien n’est joué, car les renforts sont loin et ne devraient de toute façon pas arriver avant le lendemain. Heureusement, la jurisprudence Shéhérazade a encore frappé ! Les tigres (tigresses devrais-je dire, car ce sont des sœurs) aiment les histoires. Et, surtout, la vérité. Enfin, leur vision de la vérité.

 

Or, Chih évoque Dieu (oui, oui, c’est son nom), une femme célèbre pour sa relation forte et son mariage avec la tigresse Ho Thi Thao. Le trio de félins ne résiste pas à l’envie de découvrir la version archivée dans la mémoire de l’abbaye des Collines-Chantantes. Et de savoir si elle correspond à ce qu’elles en savent. On s’en doute, les divergences seront nombreuses, donnant lieu à de savoureux récits et contre-récits. Les uns à la gloire des humains, les autres des tigres. Et, même si ce n’est pas le but premier de cette novella que de s’interroger sur la véracité des faits et leur transformation selon les intérêts et le temps qui passe, on ne peut s’empêcher d’y songer à la lecture de ces pages. Si l’on pense à la période de la Rome antique et à sa réécriture permanente de l’histoire. Ne serait-ce que la défaite d’Hannibal : qui en a écrit le déroulement, si ce ne sont les vainqueurs eux-mêmes, les Romains, qui n’hésitent pas à décrire leurs ennemis comme des barbares tueurs d’enfants ? Et Jules César, qui se donne le beau rôle dans la Guerre des Gaules, dont on sait bien à présent qu’elle est truffée de contre-vérités et d’imprécisions. Deux exemples parmi des milliers. Lointains alors qu’on en trouve de bien plus proches, tant sur le plan géographique que temporel. Surtout aujourd’hui, où les moyens de propager des informations se sont amplifiés à un point tel que c’en est vertigineux.

Un sentiment de bien-être

Ce qui ressort aussi de ce récit, et avant tout même, c’est une impression de calme et de tranquillité. La vie de Chih semble bien menacée puisqu’iel risque de se faire dévorer par trois tigresses puissantes et sans pitié. Mais la lecture de Quand la tigresse descendit de la montagne n’inquiète pas. Comme dans les petits livres de Becky Chambers publiés chez le même éditeur, l’Atalante (Un psaume pour les recyclés sauvages et Une prière pour les cimes timides), en tant que lecteurice, on ne se sent pas en danger. Les aventures du personnage principal nous concernent, mais elles restent sans réel danger. Ce qui compte, c’est l’aventure intellectuelle. Pas d’objets et leurs histoires, comme dans L’impératrice du sel et de la fortune. Ici, on assiste avec ravissement à un duel d’histoires. Le passé légendaire et fantasmé d’une Asie de contes s’ouvre à nous, empli de ce qu’on attend à trouver dans un tel contexte, mais aussi de découvertes. Rien de déstabilisant donc, mais, pour autant, pas d’ennui. Au contraire, du confort. L’autrice a trouvé un rythme de narration idéal, alternant les dialogues humains-tigresses et les bribes de contes. On se croirait par moments, quoique de façon très éloignée, dans le Décaméron de Boccace ou l’Heptaméron de Marguerite de Navarre : des histoires imbriquées dans une histoire de base. Et on ressort apaisé de ce voyage.

Troisième tome en vue chez l’Atalante, en V.F. : Entre les méandres est annoncé pour septembre prochain. Si on ajoute que le quatrième tome est en vue, lui, de l’autre côté de l’Atlantique, en V.O., cela fait deux bonnes nouvelles. Si l’autrice maintient ce cap et cette qualité d’écriture. Car ces Archives des Collines-Chantantes brillent par leur poésie et leur puissance évocatrice. En quelques mots, on est plongé dans l’univers de Nghi Vo et on s’y sent tellement bien qu’on a du mal à le quitter. J’attends le prochain opus avec assurance et patience.

Publié le 31 mai 2023

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