En ce mois de mai, la délicate plume de Nghi Vo fait, à nouveau, les honneurs du catalogue des éditions L'Atalante. En effet, après L'Impératrice du Sel et de la Fortune, le temps est donc venu de lire Quand la tigresse descendit de la montagne.
On retrouve l'adelphe Chih, à nouveau, sur les routes en quête de nouvelles histoires à consigner. Pour ce voyage, elle a rejoint la compagnie de Si-yu et de ses mammouths royaux qui servent ici de montures. Un jour, elles sont pourchassées par trois tigres qui les acculent dans une grange. Or, derrière cette apparence se dissimulent trois femmes qui ont bien envie de les dévorer. Sauf que Chih a l'idée de leur raconter une histoire afin de gagner du temps. C'est ainsi que l'adelphe choisit de conter le fabuleux destin de Ho Thi Thao et d'une mystérieuse lettrée. Mais est-ce que cela sera suffisant pour leur sauver la mise ?
Avec Quand la tigresse descendit de la montagne, Nghi Vo nous offre à nouveau un récit peuplé de mythes et de créatures fantasmagoriques qui prennent vie sous sa plume pour envoûter les lecteurs. Plus familier de la mythologie grecque ou de la geste arthurienne, c'est très agréable de se laisser bercer par d'autres influences qui donnent à cette fantasy son caractère dépaysant.
Nghi Vo s'inspire ainsi de mythes d'Asie du Sud-Est, notamment à travers la symbolique du tigre qui est considéré comme un animal ambivalent, associé aux esprits et qui, allégoriquement, vit à la lisière entre la civilisation et le monde sauvage. Dans la culture javanaise existe la légende du tigre-garou faisant référence soit à la réincarnation d'un aristocrate décédé en exil dans la forêt de Lodogo, soit à un shaman transformé. En tout cas, la personnification du tigre est intimement liée à la royauté. C'est pourquoi, on la retrouve aussi bien ici sous les traits de la reine des Dos-de-Sangliers, Ho Sinh Loan et de ses sœurs Sinh Hoa et Sinh Cam que sous ceux de la légendaire prêtresse Ho Thi Thao.
Au fil des pages, les rencontres oniriques se succèdent et se teintent parfois de notes horrifiques. L'Asie bruisse de fantômes, de revenants, d'esprits et de démons. Ils sont autant vénérés que craints. Leur rapport à la mort n'est pas le même qu'en Occident. Ainsi, il existe une tradition qui consiste à ne pas laisser un défunt partir seul pour l'éternité en lui trouvant un conjoint fantôme ou vivant. Or, l'autrice va clairement puiser dans ce rite pour mettre en difficulté l'une de ses protagonistes et susciter un certain effroi chez les lecteurs.
Ce récit se colore d'un puissant ésotérisme qui fait naître moult émotions allant de la fascination à l'épouvante.
Dans ce court roman, l'autrice tisse deux histoires qui s'entremêlent habilement et égrènent simultanément un sentiment d'urgence, fruit d'un danger latent. Finalement, ces récits prennent bien souvent un tour critique, alors qui sait comment cela se finir ? D'ailleurs, on pourrait y voir un clin d'œil à la célèbre Shéhérazade qui, pour sauver sa vie, conte chaque soir au roi de Perse une histoire sans la terminer pour le maintenir en haleine et détourner ainsi son attention.
Avec toute la sensibilité qui la caractérise, Nghi Vo brosse le portrait d'héroïnes fortes et indépendantes qui, grâce à une volonté farouche, se libèrent des chaînes de la tradition, notamment des unions arrangées, et peuvent, ainsi, vivre pleinement leurs passions. Ignorant les difficultés et surmontant les obstacles, les voici qui assument leur féminité et revendiquent leurs sentiments.
Le texte est beau et tout en poésie car tel est le moyen d'expression choisi par Nghi Vo.
Avec Quand la tigresse descendit de la montagne, l'autrice signe un conte moderne très touchant qui fait la part belle à un imaginaire asiatique encore assez méconnu sur nos rivages.
Lire ce roman est finalement le gage d'une lecture hors du temps, d'un moment suspendu.