Quand tout semble aller vraiment mal, c’est l’élan collectif que nous souhaitons nourrir et renouveler.

Subtil béton - Revue SILENCE
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Subtil Béton : penser la lutte grâce à la fiction

La science-fiction peut être une puissante source de réflexion politique, une occasion de visiter des sociétés qui nous font miroir, qui nous appellent à la résistance et à de meilleurs lendemains. Entretien avec Les Aggloméré·e·s, qui propose un processus de création littéraire collectif, outil libertaire au service d’autres imaginaires.

Écrire à plusieurs, se donner le temps de construire une fiction d’anticipation féministe, c’est le projet du collectif d’aut·rices des Aggloméré·e·s, qui a abouti à la publication du roman Subtil Béton. Le domaine de l’imaginaire est bien trop souvent relégué à la sphère du loisir, quand la politique serait quelque chose de sérieux et de "vrai". Ce livre aborde pourtant des enjeux de contestation et de transformation sociale, face à la montée du nationalisme et de l’autoritarisme, en mettant toujours au cœur de son intrigue les fonctionnements collectifs, dans ce qu’ils ont d’intime, d’humain et donc de politique. Entretien avec deux membres des Aggloméré·e·s.

Silence : Subtil Béton n’est pas le livre d’une autrice, mais d’un collectif. Comment ce projet est-il né ?

Les Aggloméré·e·s : Nous nous sommes constitués en collectif en 2007, dans une mixité choisie sans homme cis-genre (1), d’abord pour affirmer une présence féministe dans un hangar collectif approprié par la lutte, qui était très masculin à l’époque, comme la plupart des espaces militants, ni plus ni moins : c’était un grand lieu autogéré, squatté puis conventionné, anticapitaliste, anti-autoritaire, mélange d’habitation et de nombreuses initiatives activistes et de contre-culture. Nous prenions part à des dynamiques semblables dans différentes régions, et fréquentions ce lieu-là régulièrement. Nous nous y sommes tout d’abord réunis pour nous renforcer et nous entraider. Assez vite, nous avons découvert l’atelier d’écriture comme un moyen de discuter, de réfléchir, de nous amuser. Ces ateliers étaient ouverts, avec un noyau de trois à cinq personnes pour les tenir, de nombreuses autres qui y passaient, quelques jours tous les quelques mois… et cela pendant une quinzaine d’années ! Jusqu’à se prendre au jeu, élaborer une histoire, la peaufiner, la dessiner et publier Subtil Béton.

Pourquoi avoir choisi la forme des ateliers d’écriture pour vous retrouver ?

Au début, nous n’avions pas spécialement les ateliers d’écriture en tête, nous cherchions simplement des occasions de nous retrouver à plusieurs dans ce lieu pour y créer une dynamique d’auto-support. L’écriture a surgi au même titre que d’autres outils, pour mettre en question les (dys)fonctionnements de nos collectifs. Très vite, écrire ensemble est devenu une pratique captivante. Nous nous connaissions encore assez peu et ces ateliers nous aidaient à nous raconter les un·es aux autres, à explorer des sujets politiques difficiles, brassants : Que faire des violences et des impensés qui traversent nos dynamiques de groupes ? De nos peurs et de nos espoirs ? Et quelles places trouver dans un univers à la fois enthousiasmant et blessant, exigeant et décevant ?

Lors de ces ateliers d’écriture, vous avez construit un univers, des personnages, une histoire, etc. De quoi ça parle, Subtil Béton ?

D’une France qui n’est pas très éloignée de celle d’aujourd’hui, et qui s’appelle la Franco. Le récit se déroule entre 2036 et 2042, alors qu’un grand mouvement social a émergé, pris de l’ampleur, puis a été fortement réprimé. L’intrigue débute réellement après cet épisode de répression, après l’écrasement de l’espoir révolutionnaire. Comment les personnes impliquées dans ces luttes réussissent-elles à trouver une place, à se reconstruire individuellement mais aussi par rapport au groupe ? Comment survivre dans un contexte répressif fort, dans un pays aux dynamiques nationalistes encore plus exacerbées ?

Dans ce monde, le gouvernement s’appuie sur une certaine vision de l’écologie pour asseoir des pratiques discriminatoires, de ségrégation socio-spatiales notamment, en mobilisant la rhétorique de la production et de la consommation locale, de la préférence nationale. Dans le roman, les personnages sont en lutte contre l’utilisation des arguments écolo à des fins nationalistes et capitalistes. L’écologie n’est pas spécialement leur sujet, leur front de lutte, mais iels tentent de déployer un autre rapport au monde, à l’environnement, aux vivant·es, par la réappropriation de savoir-faire et d’imaginaires qui déjouent ces logiques oppressives et productivistes… On pourrait dire qu’iels tentent de faire monde autrement, non pas pour s’extraire de cette société, mais pour y survivre et la combattre.

Pourquoi avoir fait le choix de présenter un monde post-apocalyptique, plutôt qu’un monde désirable ?

Nous n’employons pas le mot post-apocalyptique, parce que cela voudrait dire "après une catastrophe". Dans le monde de Subtil Béton, il n’y a pas eu "une" catastrophe… à moins que l’on considère un processus de dégradation politique étalé sur des décennies comme une catastrophe… En tout cas, il n’y a eu ni guerre nucléaire, ni de moment terrible où la Terre se serait ouverte en deux. Et nous n’utilisons pas non plus le terme de dystopie, au sens d’un récit sans espoir, verrouillé, comme dans le roman 1984. C’est sûr que nous dépeignons une réalité sombre et même assez dramatique, mais nous l’abordons comme une façon de nous débattre avec le pire pour tenter de nous mobiliser, dans notre présent à nous, déjà tellement inquiétant. On peut parler d’anticipation, au sens où nous avons pris certains éléments du réel, nous avons soupesé nos peurs, tamisé nos analyses politiques et étiré nos doutes, pour voir vers où cela nous conduirait dans un futur proche, et quelles ressources nous pourrions trouver pour y faire face, encore et encore. Nous sommes aussi revenu·e·s sur plusieurs événements passés qui nous faisaient écho, comme par exemple dans l’Italie des années 1970, cet épisode de répression appelé "les années de plomb". Il y avait un côté cathartique dans cette démarche : faire face à nos angoisses, les travailler depuis une échelle socio-politique large jusque dans l’intimité, pour nous aider, ici et maintenant. Une des questions importantes posée par le roman est la suivante : comment pouvons-nous survivre et nous reconstituer après une défaite ?

Les ateliers d’écriture que vous proposez sont en mixité choisie (en général meufs, gouines/lesbiennes, trans), les personnages du récit ne sont majoritairement pas des hommes cis-genre… En quoi Subtil Béton est-il féministe ?

La démarche est féministe d’abord dans le cadre d’écriture : créer de la solidarité par ces pratiques collectives entre personnes qui ne sont pas des hommes cis-genre, et qui n’ont pas forcément une culture de l’écrit, ni de la fiction.

Par ailleurs, en écrivant Subtil Béton, nous avons tenté de donner à voir nos réalités de vie, ce que nous construisons dans le réel au sein de ces cercles féministes, et qui apparaît si peu dans les livres. Il y a plein de récits qui nous manquent, et nos féminismes, ainsi que les pratiques de vie collective qu’elles induisent, en font partie. Dans la littérature, les personnages féminins et queer, mais aussi racisés, pauvres, handicapés, et plus globalement minorisés sont peu nombreux, souvent secondaires, dans le stéréotype… Même si on voit s’amplifier toute une branche de science-fiction plus attentive à ces enjeux, avec par exemple Rivers Solomon, Saul Pandelakis, Becky Chambers, ou avant elles et eux Ursula Leguin, Pamela Sargent, Marge Piercy ou Octavia Butler. Nous voulions nous inscrire dans cette démarche en fabriquant une histoire où les hommes cis-genre ne seraient pas les personnages principaux, sans négliger les questions de genre, mais sans non plus en faire le grand sujet : rendre intéressante la vie de personnes qui ne ressemblent pas à celles et ceux qu’on met en avant habituellement, sans nous justifier pour autant de ce choix. Comme une facette de la réalité à faire simplement exister.

Et puis nous avons voulu montrer ces luttes dans ce qu’elles ont de quotidien, dans ce qui se noue à travers les relations au long cours et les cheminements personnels. Subtil Béton s’approche ainsi des détails de ces vies, plutôt que de chercher les grandes épopées, pleines de gestes mémoriaux et de destinées spectaculaires. Pour en partager la réalité captivante, nourrissante, politique, poétique… et plein de suspens.

 

Faire à la fois résistance et invention

Subtil Béton, c’est un livre politique ?

Faire exister des imaginaires multiples qui cassent les normes, les monopoles, c’est de l’ordre de la lutte politique en soit. Faire exister d’autres rapports au monde, d’autres formes relationnelles, de sociabilité aussi. Et puis donner à voir des vies ancrées dans la lutte et le collectif, forcément. Nous avions très peu de références, de livres développant des contextes collectifs. Dans Subtil Béton nous avons décrit des personnages reliés par un fort sentiment d’engagement, de communauté, que nous ne trouvions pas dans d’autres textes. Nous sommes convaincu·es qu’en déployant ces imaginaires nous les rendrons d’autant plus envisageables dans le réel. Et nous avons voulu montrer la joie et la force que l’on pouvait y puiser.

Nos milieux militants, produisent bien trop peu de fictions anti-autoritaires et révolutionnaires. En général, c’est le champ théorique qui prend le dessus : essais, tracts, travail documentaire, critiques, etc. Nous manquons de récits prenants, sensibles, liant l’émotionnel et les convictions, pour partager de la pensée critique autrement… finement. Quand on élabore des histoires, des trames narratives, avec des personnages et des décors auxquel·les on veut croire, il ne s’agit plus d’écrire des manifestes, des argumentaires bien ficelés, ni de recettes. On ne peut pas dire : c’est ça le programme politique. On cherche plutôt ce qui est complexe, insoluble, multiple et pourtant bien réel. On cherche à stimuler la sympathie et l’antipathie pour ces personnages qui nous font miroir… parce qu’iels sont comme nous, bourré·es de contradictions, de mauvaise foi, de doutes.

Et puis il faut le redire, la pratique est au moins aussi importante que le résultat : écrire soi-même, s’emparer des outils de création. Non pas seulement absorber ce qui est fabriqué, souvent par les mêmes, avec beaucoup d’égo, mais s’écouter et créer à plusieurs. C’est pour ça qu’on continue à proposer ces ateliers d’écriture dans le cadre de la tournée de présentation du livre, pour partager des outils et casser le mythe de l’auteur qui trouverait l’inspiration seul. Oui, ça peut être une pratique collective, dans laquelle on se soutient, avec laquelle on joue, qui vaut la peine en soi, pour explorer… Et les conditions matérielles de production d’un texte, ça aussi c’est une question féministe ! Quels sont nos moyens pour écrire, quel temps, quels espaces, quel argent, quels soutiens, quels contacts pour être publié·e ? Et donc, qui écrit ? Pour témoigner de quelles réalités ? Depuis quels points de vue ?

Subtil Béton ne donne aucune réponse clé en main. Ce n’est pas un texte complet, exhaustif, ni un texte-programme. À nos yeux, des mondes désirables seraient forcément des mondes où nous prendrions la mesure de la complexité, d’une complexité qu’il ne s’agirait pas de "résoudre" mais avec laquelle nous nous efforcerions de cohabiter… Et ça ne pourrait pas être des mondes sans joie, sans jeux, sans plaisir, sans liens. Quand tout semble aller vraiment mal, c’est l’élan collectif que nous souhaitons nourrir et renouveler.

Propos recueillis par Martha Gilson

Publié le 14 décembre 2022

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