Catherine Dufour nous rappelle en jouant sérieusement, avec un extrême brio, que la posture narrative n’est jamais neutre, et que la manière dont le récit rend compte des rêves et des cauchemars de ses protagonistes, y compris ou principalement des plus modestes d’entre eux, demeure, encore et toujours, éminemment politique.

Enteds la nuit - Charybde27
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La pierre-argent, le pouvoir, le travail, le fantasme : une redoutable et joueuse fable fantastique contemporaine.

Gagner sa vie (ou, contrainte et forcée, perdre sa vie à la gagner) : dans un Paris contemporain où le droit du travail recule inexorablement pour laisser place à la triomphante précarité généralisée, une jeune diplômée de communication et de data mining, revenue sans le sou de diverses galères libertaires à Amsterdam, intègre la branche française de l’entreprise familiale Zuidertoren. Au cœur d’un banal et pourtant étonnant immeuble du douzième arrondissement parisien, entre high tech presque flamboyante et pierre de taille légèrement décrépite, systèmes informatiques ultra-modernes de surveillance et de productivité, pièces mal chauffées et humidités suintantes, Myriame semble bien partie pour vivoter sa survie dans un univers du travail ne proposant guère autre chose lorsque deux rencontres, celle de l’un des mystérieux et très british dirigeants de l’entreprise et celle d’une boule rageuse de foudre globulaire qui la manque de quelques centimètres, semblent peut-être changer la donne, et ouvrir des perspectives insoupçonnées dans le mur froid de la réalité.

Neuf ans après son grand Outrage et rébellion, ayant proposé entre temps aux lectrices et aux lecteurs trois excursions étonnantes dans la non-fiction, et de nombreuses nouvelles – dont l’une des plus récentes, Pâles mâles, dans le recueil collectif Au bal des actifs – Demain le travail (2017), résonne naturellement et intensément avec le présent texte -, Catherine Dufour nous offre un nouveau roman, chez L’Atalante. Solidement ancré dans le présent blafard d’une lutte des classes à nouveau de moins en moins larvée, Entends la nuit joue avec les attentes de lecture et les genres littéraires, rend de rusés hommages et cligne savamment de l’œil en direction tant du Tim Powers de Le poids de son regard (1989) que du Éric Corbeyran du Chant des Stryges (1997), questionne rageusement les archétypes lénifiants de transgression sans conséquence que nous propose ces derniers temps, à nouveau, la pop culture malaxée et pré-digérée par l’industrie du divertissement (de Twilight à Cinquante nuances de Grey), et introduit plus ou moins subrepticement un redoutable débat possible sur la nature même du fantastique contemporain, entre réenchantement, mise en abîme, démobilisation et filtre de combat. À propos de vieilles pierres et de catacombes que l’on aurait jurées désuètes, simples motifs devenus anodins, à propos de mythes et de légendes autour de la mort toujours recommencée, à propos surtout de l’avidité – toujours plus insatiable qu’avouée – que sécrètent l’argent et la puissance, Catherine Dufour nous rappelle en jouant sérieusement, avec un extrême brio, que la posture narrative n’est jamais neutre, et que la manière dont le récit rend compte des rêves et des cauchemars de ses protagonistes, y compris ou principalement des plus modestes d’entre eux, demeure, encore et toujours, éminemment politique.

Charybde27

Publié le 14 novembre 2018

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