Danse avec les lutins met en scène un monde désenchanté, mais il présente des traits d’humour, qui montrent toute l’horreur des situations en même temps qu’ils prêtent à rire, à travers certaines prises de recul de la narration, mais aussi des personnages, avec des répliques désespérément drôles, qui ne retirent pas le caractère terrible de certaines scènes.

Danse avec les lutins - Les Chroniques du Chroniqueur
Article Original

Salutations, lecteur. Aujourd’hui, je vais te parler d’un roman de Fantasy d’une autrice dont j’aime le style acide et incisif.

Catherine Dufour est une autrice française née en 1966. Elle travaille en tant qu’ingénieure informatique et écrit des articles pour le Monde diplomatique. En tant qu’écrivaine, elle officie dans les genres de l’imaginaire, Fantasy avec sa série Les Dieux buvaient (2001-2009) et plus récemment Entends la nuit (2018) et Danse avec les lutins (2019), dont je vais vous parler aujourd’hui. Elle écrit aussi de la science-fiction avec Le Goût de l’immortalité (2005) ou Outrage et rébellion (2009). Elle s’ancre également dans la littérature dite générale, avec L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça (2012), et plus récemment une biographie d’Ada Lovelace, intitulée Ada ou la beauté des nombres ou même le polar avec Au bal des absents, paru en Septembre 2020 au Seuil. Elle écrit également des nouvelles. Certaines d’entre elles sont regroupées dans le recueil L’Accroissement mathématique du plaisir (2008). Un autre recueil, L’Arithmétique terrible de la misère, est paru en Septembre 2020 aux éditions du Bélial’.

Danse avec les lutins, dont je vais vous parler aujourd’hui, a été publié chez L’Atalante en 2019. Il a reçu les prix Imaginales et Bob Morane de 2020. Sur son site, Catherine Dufour explique avoir écrit ce roman en réaction aux attentats du 13 Novembre 2015, comme une sorte de « cure psychanalytique ». Il se déroule dans l’univers de Dans les dieux buvaient, un cycle de Fantasy humoristique explicitement inspiré de Terry Pratchett, que l’autrice a beaucoup lu.

Un roman de fantasy, avec des elfes, des lutins, des fées, des bourdons magiques… et des métis ogro-nains. Dans l’immense ville de Scrougne, un garçon nommé Figuin vit très mal le racisme et la misère auxquels il est confronté. C’est alors qu’entre en scène un banquier… Froid, inusable, immensément riche, il cherche à l’être plus encore. Il décide de creuser un fossé au milieu de la population, afin de jeter une moitié aux trousses de l’autre – qui lui achètera des armes au passage. Il lui faut un garçon un peu paumé à endoctriner, pour l’envoyer se faire exploser au milieu d’une fête de quartier. »

Mon analyse du roman se concentra d’abord sur la manière dont l’autrice met en scène des thématiques sociales contemporaines dans un univers de Fantasy, puis je reviendrai sur l’humour noir du roman.

Fantasy, féerie, thématiques et désespoir sociaux…

Danse avec les lutins se déroule dans un monde alternatif de Fantasy situé à une époque mythique, « bien longtemps avant le Déluge », à une époque dans laquelle la magie était présente sur Terre, mais où Dieu et les créatures surnaturelles présentes dans d’autres mondes sont absents. Le surnaturel se trouve alors incarné dans les « féeries », espèces engendrées par les expériences sexuelles des sorciers et des fées d’autres mondes (oui oui), mais également dans d’authentiques fées, comme le sont les personnages de Pétrol’Kiwi et Pimprenouche, qui sont immortelles et disposent de pouvoirs puissants, tels que la recréation végétale ou la téléportation. On peut noter que le monde mis en scène dans le roman, puisqu’il a été délaissé par des entités puissantes, est quelque peu désenchanté. Ce désenchantement est renforcé par l’emprise progressive des ograins sur le monde, qui dominent la Nature, et à travers elle, les forces surnaturelles qui restent présentes sur Terre, à savoir les féeries.

Catherine Dufour commence par décrire le passé de son monde, en montrant la montée en puissance de la civilisation des ograins, qui sont des hybrides d’ogres et de nains, dont la population augmente particulièrement vite, et qui cherchent peu à peu à soumettre la nature et les peuples féeriques qui y vivent pour en tirer un maximum de profit. Les chapitres 2 et 3 racontent alors la manière dont les ograins se sont adaptés à la nature, mais aussi comment ils ont pu détruire des peuples sans aucune vergogne, tout en manipulant l’Histoire pour légitimer leur entreprise de conquête et de domination. On l’observe dans l’exemple de « Massacre de Ramassi » dans le passé, qui donne le mauvais rôle aux lutins presque éteints, mais aussi la construction du barrage à Tumladen, qui force des dizaines de féeries, dont des ondines et des sylvains, à quitter leur territoire parce qu’il est détruit. L’autrice montre ainsi comment une civilisation détruit des écosystèmes pour s’étendre, au détriment des populations qui y vivent, pour répondre aux besoins de plus en plus grands d’une civilisation urbaine qui devient dominante. Cette position dominante des ograins se remarque également dans le discours politique et historique, puisqu’ils effacent l’Histoire des féeries qui se trouvent sous leur domination culturelle et sociale. L’un des enjeux du récit est alors de donner une place aux féeries et de montrer comment elles peuvent écrire leur propre histoire dans un monde qui les rejette.

Danse avec les lutins décrit les conditions de vie des féeries émigrées dans la société ograine, dans le monde du travail urbain, scolaire, et des relations interpersonnelles, à travers la ville de Scrougne et le destin de Figuin, fils de Ide, une ondine, et de Jac, un sylvain. On voit à travers eux que les peuples féeriques vivent dans la haine à cause du racisme (ou « espécisme ») des ograins malgré leurs espoirs d’une vie meilleure, et de leurs peines de plus en déchirants à mesure que les discriminations se font de plus en plus violentes. Ide et Jac ont ainsi une situation professionnelle désastreuse, tandis que Figuin se fait brutaliser par certains de ses camarades de classe, par la police, et ne se reconnaît pas dans l’enseignement, qui cherche à lui inculquer l’histoire de « ses ancêtres les ograins », alors qu’il n’en est pas un. Figuin et sa famille montrent donc la manière dont la ville de Scrougne et une bonne partie de la société ograine marginalisent les féeries, qui nourrissent une rancœur et une haine de plus en plus forte.

Catherine Dufour montre alors que la violence appelle la violence, que la haine appelle la haine, en montrant comment les féeries répondent aux ograins. Ou plutôt, comment les féeries mettent le doigt dans un engrenage infernal orchestré par des ograins qui cherchent à s’enrichir. En effet, l’autrice déploie un mécanisme d’ironie dramatique en mettant en scène le plan imaginé par Havecoque VI et Glloq pour vendre des armes en montant une partie de la population contre l’autre, pour qu’elles achètent des armes et se fassent la guerre. Ce conflit larvaire s’enracine alors dans la haine entre les ograins et les féeries. Ces dernières rejoignent alors le Nouvel Empire Féerique, ou Nef, qui lève une armée fanatique et envoie de jeunes terroristes à la mort pour semer la terreur et le ressentiment dans la société.

Sans rentrer dans les détails, l’intrigue du roman transpose alors l’endoctrinement des féeries, mais aussi les attentats dans tout ce qu’ils ont de violence brutale, et d’incompréhension tragique et douloureuse. L’attaque au « poirier saumon », qui provoque de dizaines de morts, et ses conséquences sociales entrent (malheureusement) en résonance avec une actualité de plus en plus chargée.

Après un événement tragique que je ne vous dévoilerai pas, mais dont vous pouvez vous douter, les fées Petrol’kiwi et Pimprenouche explorent respectivement le Nouvel Empire Féerique, qui lève une armée pour combattre les ograins, et les rouages de la société ograine, qui lève une armée pour affronter celle du NEF, dans le but de trouver des solutions pour endiguer la guerre sociale qui se profile. Cependant, les deux fées découvrent que les deux structures fonctionnent de la même façon et instrumentalisent des individus qui n’ont pas forcément vocation à l’être, à moins d’être particulièrement intolérants. Petrol’kiwi se lie ainsi d’amitié avec Quetsche, une dryade, Lapin-Perdu, un barde ograin, et Plic, une nixe, qui sont brisés par  ce que le NEF tente de faire d’eux. Catherine Dufour montre donc comment des structures sociales peuvent aliéner et/ou briser des individus.

On peut donc voir que si Danse avec les lutins se déroule dans un monde alternatif de Fantasy, il dénonce clairement des faits d’actualité et les traite avec certaines nuances, en montrant par exemple comment les individus sont aliénés et dirigés par d’autres personnes dont le cynisme et la cupidité sont exacerbés, sans aucune concession sur la violence et la douleur que les conflits sociaux engendrent. Cependant, la violence et la douleur dépeintes par l’autrice presque littéralement un désenchantement du monde, malgré les capacités magiques de Pimprenouche et de Petrol’kiwi, puisqu’elles échouent (au moins en partie, mais je ne peux pas vous en dire plus) à modifier l’ordre du monde. Le roman désenchante ainsi un monde qui se trouvait déjà désenchanté, d’une certaine manière (oui oui). On peut également noter que le roman montre que l’immortalité est loin d’être une bénédiction, comme le fait un autre roman de Catherine Dufour.

…Mais un humour ravageur

Danse avec les lutins met en scène un monde désenchanté, mais il présente des traits d’humour, qui montrent toute l’horreur des situations en même temps qu’ils prêtent à rire, à travers certaines prises de recul de la narration, mais aussi des personnages, avec des répliques désespérément drôles, qui ne retirent pas le caractère terrible de certaines scènes.

Par exemple, l’échange de répliques du dialogue présent sur la quatrième de couverture s’appuient sur un floutage du référent du « Ça », de « ça ne dure pas trop longtemps », ce qui crée un décalage comique entre le fait que le personnage puisse « arrêter le sport », ou arrêter « la vie », ce qui est une litote qui signifie la potentielle mort prochaine du personnage.

— S’il a renoncé au plaisir de sa vie, grogna-t-elle, je crains qu’il fasse en sorte que ça ne dure pas trop longtemps.
— Quoi ? D’arrêter le sport ?
— Ça. Ou la vie.

L’humour de Danse avec les lutins s’observe également dans sa filiation littéraire, avec tout d’abord Terry Pratchett, auteur des Annales du Disque-Monde, que l’autrice admire particulièrement, mais aussi dans un clin d’œil à François Villon (au programme de l’agrégation cette année, pour le meilleur et pour le pire), poète du XVème siècle adepte d’humour noir et grotesque, mais également d’images sordides. À travers le personnage de Lapin-Perdu, barde ograin rejeté par la société et plusieurs fois emprisonné, Catherine Dufour renvoie à la biographie de François Villon, et pastiche notamment un quatrain composé par le poète, présent dans ses « Poésies Diverses », intitulé « Le Quatrain que feit Villon quant il fut jugé à mourir » dans les éditions posthumes, l’auteur n’ayant pas donné de titres à ses poèmes de son vivant.

Voici ce fameux quatrain (en moyen français dans le texte) :

Je suis François, dont il me poise,
Né de Paris empré Pontoise
Et de la corde d’une toise
Saura mon col que mon cul poise."

Ce quatrain montre les dernières railleries du sujet lyrique avant sa pendaison hypothétique (ou pas, puisque Villon aurait écrit ce poème en prison), ce qui lui permet d’affronter la mort avec humour.

Catherine Dufour, dans Danse avec les lutins, reprend les deux derniers vers du quatrain, en leur adjoignant une autre possible référence, celle du poème « Demain dès l’aube » de Victor Hugo.

"Demin délob dira mon cul
À mon mien cou combien il pèze.

L’autrice reprend ainsi les vers de Villon pour caractériser la plume de son personnage de barde, mais cela renforce également l’humour noir qui se dégage de son récit.

Le mot de la fin

Danse avec les lutins est un roman de Fantasy de Catherine dans lequel elle aborde frontalement des thématiques sociales graves, telles que l’endoctrinement, la radicalisation et l’aliénation de la jeunesse par des forces politiques qui se servent d’elle avec cynisme et par appât du gain, au sein d’un monde alternatif désenchanté.

À travers l’histoire tragique de Figuin et des fées Pimprenouche et Pétrol’kiwi et des méfaits du peuple des ograins, l’autrice établit un parallèle grinçant entre son univers et notre réalité. Le roman comporte toutefois une dose d’humour noir qui ajoute un recul salvateur, mais qui n’anesthésie son lecteur face à l’horreur qu’il observe.

Si vous aimez la plume de Catherine Dufour, si vous souhaitez la découvrir, si vous aimez l’humour noir, Danse avec les lutins ne pourra que vous plaire.

Publié le 28 janvier 2021

à propos de la même œuvre