Avec une gouaille et une verve infatigables, Catherine Dufour transforme les soubassements d’une certaine géopolitique contemporaine en une vaste cosmogonie d’un capitalisme de fantasy, au prix de quelques belles acrobaties métaphoriques, pour nous offrir cette très réjouissante plongée, avec férocité et avec tendresse, dans certaines instrumentalisations d’aujourd’hui.

Danse avec les lutins - Charybde27
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Avec la plume alerte, remplie d’humour caustique, qu’on lui connaît au moins depuis la série Quand les dieux buvaient  (2001-2009), avec aussi le sérieux presque désespéré qui hante les si troublants Le goût de l’immortalité (2005) et Outrage et rébellion (2009), Catherine Dufour, décidément fort active ces derniers temps, six mois à peine après le fort rusé Entends la nuit et trois mois avant le nécessaire Ada ou la beauté des nombres, nous offrait en mai 2019 cet excellent Danse avec les lutins, aux éditions L’Atalante. Admiratrice revendiquée de Terry Pratchett depuis l’origine ou presque, elle sait toutefois injecter avec une rare puissance des contenus politiques fort acérés dans la veine  de son humour parodique déchaîné. Danse avec les lutins, pour notre plus grand plaisir de lectrice ou de lecteur, pousse cette logique à de redoutables extrémités.

Espèce féérique ancienne, historiquement plutôt peu douée en matière de magie, mais richement dotée en avidité matérielle, en absence de vergogne, en brutalité destructrice et en mépris vis-à-vis des autres, particulièrement du côté de ses puissants, les ograins, mi-ogres mi-nains, dominent désormais la Terre, qu’ils ravagent soigneusement au fur et à mesure de leur développement industriel tous azimuts, tout en détruisant au passage, volontairement ou non, les habitats spécifiques de la plupart des autres créatures féériques, beaucoup plus pacifiques qu’eux en général. Lorsqu’un gros fabricant d’armes ograin trouve une idée de génie pour booster ses ventes en développant un véritable ennemi intérieur, le sort en est jeté…

Mais à l’intérieur il était bien plus cossu que seize ans auparavant. On y trouvait, adossés aux poteaux de bois, des faisceaux d’épées liées entre elles par des chaînes. On y voyait d’énormes boucliers, des tentures en cuir, des tapis en mailles d’acier et, sur les tables à tréteaux, des crânes dont les orbites étaient comblées de gros saphirs. Krabboir, lui, n’avait pas changé d’une ferraille. Glloq, par contre, s’était encore alourdi. Son front avait poussé jusqu’à la nuque à travers ses petits cheveux plats. Suant et sifflant, il suçotait un crâne de vin tandis qu’en face de lui Krabboir épluchait les contrats, les factures et les quittances.
– C’est bon, grogna ce dernier en refermant l’épais livre de comptes.
Glloq dit d’un air solennel :
– Nous avons fait du bon travail, tous les deux.
– Gnrf, répondit Krabboir, qui ne se mouillait jamais.
La sagesse du désert, à vue de nez, songea Glloq. Il reprit :
– Nos… amis communs se félicitent que l’argent… des mines naines ait servi à payer des… équipes et des… opérations de promotion aussi qualitatives.
Glloq pratiquait l’art de la litote commerciale depuis si longtemps qu’il en postillonnait des points de suspension. Krabboir lui jeta un coup d’œil sans ponctuation :
– Depuis la fontaine, vos ventes ont explosé, hein ? C’est moi qu’il faut féliciter.
Sur quoi, il exigea une prime de résultat. Glloq leva les yeux et les bras au ciel, brassa les « Rendez-vous compte ! » et les « Il est loin, le temps où l’on vendait des catapultes de destruction massive fortement margées ! » Il parla armement de proximité, petit calibre et tranchoir de père de famille.
– Savez-vous combien je gagne sur une arbalète de dame ?
Finalement, Krabboir sortit son plus grand couteau et le planta au milieu du livre de comptes. Il obtint la moitié de la gratification exceptionnelle que Glloq avait négociée pour lui auprès des actionnaires. Tous deux se quittèrent satisfaits.
– Vous n’êtes pas le premier à vous offrir une armée, hein ? lâcha Krabboir sur le pas de la porte. Mais je n’avais encore jamais vu quelqu’un se payer des ennemis.

Avec une gouaille et une verve infatigables, Catherine Dufour transforme les soubassements d’une certaine géopolitique contemporaine en une vaste cosmogonie d’un capitalisme de fantasy, au prix de quelques belles acrobaties métaphoriques, pour nous offrir cette très réjouissante plongée, avec férocité et avec tendresse, dans certaines instrumentalisations d’aujourd’hui.

Hughes

Publié le 5 novembre 2019

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