Deux cents ans après la publication du roman éponyme de Mary Wollstonecraft Shelley, Frankenstein fait à nouveau parler de lui. Avec, entre 1818 et notre triste époque, une Première Guerre mondiale qui occupe elle aussi une place centrale dans le roman de Johan Heliot.

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Deux cents ans après la publication du roman éponyme de Mary Wollstonecraft Shelley, Frankenstein fait à nouveau parler de lui. Avec, entre 1818 et notre triste époque, une Première Guerre mondiale qui occupe elle aussi une place centrale dans le roman de Johan Heliot.

Mal engagés dans la Grande Guerre, les Britanniques jouent le tout pour le tout en appliquant les préceptes de Victor Frankenstein. Objectif : créer une troupe de créatures (baptisées « non-nés » et surnommées « frankies », sur le modèle des « tommies ») surmusclées et entraînées à tuer, mais dépourvues de sens de la fatigue, de la douleur, et de sens moral. À la tête de l’opération Frankenstein : Winston Churchill, rien de moins. Il accepte de disparaître de l’Histoire officielle afin de changer la face du conflit mondial.

Churchill n’est évidemment pas le héros de la Seconde Guerre mondiale que nous connaissons, puisque celle-ci n’a pas eu lieu. Ses « mémoires secrets » de la Grande Guerre et de l’opération Frankenstein sont reproduits ici en partie, entremêlés du récit d’Edmond Laroche-Voisin, historien, et de celui de Victor, « descendant » (avec beaucoup de guillemets) tant du savant éponyme que de sa Créature (et rebaptisé ainsi par Churchill en hommage à son illustre « ancêtre »). Cet entrecroisement des fils narratifs fonctionne pleinement, puisqu’il nous permet à la fois d’avancer dans l’histoire et d’en appréhender les dimensions multiples.

Johan Heliot, s’il se fonde sur le roman classiquissime de Mary Wollstonecraft Shelley (même si, en définitive, on en connaît moins le contenu parce qu’on l’a effectivement lu que par le quasi-inconscient collectif associé à la Créature), s’en sert plutôt de tremplin pour plonger dans un bain culturel inédit.

Au cœur de son propos : la Première Guerre mondiale, sa violence, sa misère, mais aussi ses découvertes scientifiques. Marie Curie n’est jamais loin – elle apparaît même très précisément dans le récit, notamment par l’intermédiaire de sa fille Irène, personnage à part entière. La radiation non plus, inscrite comme outil de soin durant la guerre et comme outil de mort ensuite.

Image incarnée de ce conflit, Victor est un combattant surpuissant, créé à partir de plusieurs corps. Traité comme une bête née pour tuer, il doit, dans un premier temps, cacher que sa conscience est éveillée, que ses souvenirs refont surface et qu’il se trouve en capacité de réfléchir. Le matricule qu’il reçoit n’est pas sans évoquer les tatouages des camps de concentration. Ou quand les « gentils » adoptent des manières de « méchants » pour réorienter le cours d’un conflit…

Le chapitre central de ce roman, le plus réussi, s’attache à décrire l’éveil de Victor, de son propre point de vue. Le lecteur est invité à entrer dans sa tête, à écouter le récit de sa conscience. À qui appartient ce cerveau ?, s’interroge Victor. Car tout, en lui, lui semble d’abord étranger – et tout l’est effectivement. Puis sa mémoire lui revient mais il réalise qu’il n’est plus celui qu’il était avant de mourir. Impossible, pour lui, de revenir aux siens. Il a trop changé. Autre façon d’être une victime de la guerre.

Johan Heliot noue des liens très bien vus entre certains éléments connexes. Les gueules cassées mises en parallèle avec les « frankies ». Les enfants qui jouent à la guerre et, une fois « tués », se relèvent pour recommencer à jouer, à comparer aux Créatures qui toujours se relèvent pour combattre, car elles ne ressentent pas la douleur.

Le mutisme de la Créature de Mary Shelley devient ici un simple problème de communication, Victor étant anglophone et Irène Curie francophone. C’est grâce à la radiographie, et donc à Irène, que Victor retrouve pleinement la mémoire (et réalise au passage qu’il sait parler français). Celle qui, d’une certaine façon, vient de lui rendre la vie plus sûrement que toute l’électricité de Churchill, le recrée une seconde fois en lui imposant de ne plus tuer. Un comble, pour une telle machine à détruire sans état d’âme ! Créé, recréé, Victor ne cesse d’évoluer, jusqu’à se transformer en geôlier de Churchill dans les ruines d’une Londres irradiée, plongée dans une éternelle Ère hivernale.

Lorsqu’il rencontre Marie Curie, la mère d’Irène donc, celle-ci semble sonder son cœur aussi sûrement que les radiations pénètrent loin au centre des corps – à l’instar de rayons X naturels. Les Curie mère et fille dessinent une dimension féministe chère à Mary Shelley elle-même, par les questions que ces deux femmes d’exception posent dans un monde dominé par les hommes. Cet aspect clôt d’ailleurs le présent roman, en répondant à une question des plus cruciales : si un monde peuplé de « frankies » stériles est voué à l’extinction, que pourraient des « non-nés » de sexe féminin ? La « régénération », substantif désignant la résurrection d’une personne, leur ôte-t-elle à elles aussi la capacité de procréer ? La réponse est riche et passionnante.

- Vincent Degrez, le 9 septembre 2018. 

Publié le 15 septembre 2018

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